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L’Antre du Dragon. Il était une fois un dragon bien malheureux.
E N D
Il était une fois un dragon bien malheureux. Il vivait sur une haute montagne, rarement enneigée, pierreuse, et où l'été n'apportait que peu de végétation. Une grotte orientée plein sud, creusée par un ancien ruissellement, et sous elle, une source chaude réchauffait la pierre. Le matin, le soleil venait se refléter sur le trésor qu'il avait accumulé des siècles durant, le réveillant d'une lumière vert émeraude ou blanche opaline. Les visites étaient rares, et les imprudents et preux chevaliers qui osaient l'aventure remplissaient une pièce annexe d'ossements. De temps à autre, il dispersait quelques crânes sur les flancs de la montagne, afin de pouvoir se réjouir des figures décomposées que cela ne manquait pas de provoquer.
Mais il n'était pas heureux. Il faisait son boulot de dragon, posant des questions, voyant le mensonge et la peur dans les yeux de ses adversaires et les dévorait. Mais il lui manquait quelque chose, et il cherchait justement à se rappeler quoi ce matin-là. Oh, on a dû vous dire que la mémoire des dragons est légendaire, et c'est vrai, comparée à une mémoire humaine. Mais ils ont aussi leurs défauts, et ce dragon-ci pestait d'avoir oublié quelque chose d'aussi important.
Ce matin-là justement, un chevalier tout en armure, comme il se doit, poussé par des promesses de richesse et de gloire s'en était aller tuer le dragon. Imaginez un peu la contrariété de celui-ci lorsque, tout à ses pensées, il entendit la voix de l'homme. - Dragon, je te défie ! Le dragon interrompit ses recherches pour fixer sur le casque impersonnel un regard qu'il espérait assez effrayant pour faire fuir toute une armée : - Reviens demain, Homme, je suis trop occupé aujourd'hui pour te tuer.
L'homme dut croire que cela était une réponse à son défi, et que la suffisance du dragon devait être vengée. Il se jeta sur lui et essaya d'entamer un bout de queue qui traînait à côté de lui. Le dragon poussa un soupir de mécontentement et décida de croquer l'homme sans préambule. Ce n'était pas l'usage, il devait auparavant chercher le mensonge dans les paroles de l'homme, mais il n'était pas d'humeur. Et ce n'est pas facile d'énerver un dragon. Il ramena sa queue derrière lui, avança promptement sa tête et engloutit en une bouchée le preux chevalier.
Mais voila que ses mâchoires ne se fermèrent pas... Toute haine le quittait, il était désespéré, il n'aurait pu fermer la gueule, même si sa vie en dépendait. Il recracha l'homme, et resta devant lui... ça lui revenait maintenant... Il ne pouvait manger l'homme sans cérémonie. Il avait toujours pensé que c'était sa propre volonté que de jouer avec les hommes. Peut-être n'était-ce pas le cas. Il attendit un bref instant que le chevalier comprenne qu'il était toujours en vie.
- Homme, pourquoi es-tu venu ? • Pour te tuer Dragon, et acquérir gloire et richesse. • Cela était vrai... dommage, pensa le dragon. • Pourquoi alors n'es-tu pas venu avec une armée ? Tu aurais pu m'occire bien plus facilement. • - Je... Je voulais te donner une chance, Dragon. • Mais le dragon vit dans le coeur de l'homme qu'il avait été chassé du château, pour trahison envers son roi. • Le dragon, qui avait profité de ces quelques paroles pour entourer malicieusement l'homme de sa queue s'apprêtait maintenant à agrandir sa collection d'ossements. Mais une question restait sans réponse...
Homme... dis-moi... dis-moi si l'homme est cruel et fourbe, dis-moi si parfois il se comporte en bête, s'il tue, trahit et viole les lois qu'il met lui-même en place. • Le chevalier hésita avant de répondre. Pas longtemps toutefois. • Oui, Dragon. L'homme se bat contre l'homme, dans des guerres fratricides. Plus loin vers le nord se prépare la grande bataille de ce royaume avec celui d'au-delà des montagnes.
Merci, dit le dragon. Mais toi-même tu as trahi ton roi. Et c'est pour cela que tu es ici n'est-ce pas ? Pour te racheter envers lui, et ramener ma tête. • Le traître savait que le dragon savait, et il bondit pour le tuer. Le dragon replia sa queue sur les chevilles de l'homme et le dévora sans même prendre le temps de lui enlever son armure.
Le Nord... une bataille... Lui, Dragon, ne pouvait pas obéir à ses instincts de sang. Et il envia l'homme pour cela. Il devait voir le mensonge et tuer ensuite. Il avait essayé de laisser sa courte fureur s'exprimer mais il n'avait pu. Après avoir caché son trésor sous le tas d'ossements, et mis une pancarte "En pèlerinage" à l'entrée de sa grotte, le dragon profita de la nuit pour sortir et se diriger plein nord. Il ne mit pas longtemps à trouver une grande armée au-dessous de lui, une plaine, et une autre armée plus loin. Il se cacha sur un pic rocheux à quelques kilomètres de là, les dragons ayant une excellente vision.
Il patienta. Presque aussi nerveux que les milliers d'hommes qui pleuraient, patrouillaient, dormaient, attendaient. Puis le ciel se fit moins sombre et l'horizon se couvrit d'une lueur légère qui rappela au dragon les rares chevaliers qui venaient le voir pour briller aux yeux d'une belle. Il y avait le même éclat léger dans leurs pupilles au dernier moment de leur vie. Les deux armées chargèrent presque en même temps, réduisant en quelques minutes l'espace qui les séparait.
Le dragon regardait, regardait. Les hommes se tuaient, sans se connaître, sans préambule, brutalement. Il voyait la jouissance du sang sur certains visages, une peur primale tel un halo triste autour des blessés voyant s'abattre la hache ou l'épée. Le dragon pleura. Une larme douloureuse roula le long de son museau, sans percer son beau pelage blanc, et tomba entre ses pattes, bientôt suivie de nombreuses autres. Il avait envié l'homme de pouvoir tuer sans discernement. Il se détestait pour cette pensée maintenant. Il n'y avait ni gloire, ni richesse, ni belle mort dans ce qu'il avait sous les yeux. Aucun dragon n'aurait voulu être dans le rôle du blessé, mais encore moins dans le rôle du bourreau.
Bientôt l'agitation retomba, et les survivants frappèrent les cadavres sans vie, cherchant à tuer encore. Les armées étaient de force égale, et les quelques hommes encore debout regardèrent leurs compagnons autour d'eux. Ils devaient chercher dans les formes du visage à distinguer s'il appartenait ou non à l'ennemi, à travers le sang ruisselant. Quand ils furent certains d'appartenir tous au même camp, le plus vil d'entre eux frappa à mort le plus ambitieux et se proclama roi des deux royaumes. Quelques-uns le suivirent, pour le servir ou le trahir. D'autres s'enfuirent, mais ils étaient peu nombreux.
Le dragon retourna chez lui, ivre de tristesse. Se disant qu'il ne souhaiterait jamais plus ressembler à l'homme. Et qu'il accomplirait sa tâche sans oublier ce matin où il vit bien plus que le mensonge de l'homme. La bestialité, au-delà de tout ce qu'il aurait pu imaginer. Rien ne les sauverait ; il pensait être maudit pour ne pas pouvoir agir autrement que noblement, il se réjouissait de son sort maintenant, n'ayant même plus assez de larmes pour éprouver de la pitié envers les hommes.
Quelques années plus tard, le dragon vit un homme sans armure et sans destrier arriver à pied en bas de la montagne. Il grimpa en trois jours alors que les chevaliers mettaient entre trois et cinq heures selon leur soif de richesse. Il eut tout le temps de l'observer, et il lui sembla le connaître. C'était un homme sans plus aucune fierté, sale et sans bagage. Il perdit une chaussure dans l'ascension et continua sans même s'en rendre compte. Le dragon appréhendait son arrivée.
Bonjour dragon, dit l'inconnu d'une voix fatiguée. • Bonjour à toi, preux chevalier, ironisa le dragon. • - Je suis venu mourir, dragon, accorde-moi cela, je n'arrive plus à tenir dans mes mains la moindre épée. • Le dragon le reconnut alors. L'un des hommes ayant fui ce matin-là, après le massacre, lorsque le futur roi commença son règne par un crime de plus au milieu des cadavres encore chauds. • La tristesse s'empara de lui à ce souvenir, et il se détourna de l'homme.
- Pourquoi veux-tu mourir, Homme, et pourquoi devrais-je exaucer ton voeu, réussit à dire le dragon. - Parce que j'ai tué, dit l'homme. Et que le souvenir de ce matin où je suis redevenu sauvage ne pourra jamais s'effacer de mon esprit. Tout était vrai... le dragon chercha le mensonge. - Tu es vil comme les autres, Homme, et le sang t'apaise lorsque tu le fais couler. Pourquoi devrais-je t'accorder cela alors que tu es comme eux ? - C'est vrai, mais je ne veux pas être comme eux, Dragon. Pas en étant vivant. Tue-moi.