La démographie : une science de la mesure ?

1. La démographie : une science de la mesure ? Joseph Larmarange Démographe IRD - CEPED (UMR 196 Paris Descartes INED IRD) http://joseph.larmarange.net présentation à l’Université de Bourgogne - 22 octobre 2008

2. La démographie ? quelques éléments pour situer la discipline

3. Quel objet pour la démographie ? • Au sens strict, le démographe s’intéresse à la question Combien ? • La démographie trouve ainsi sa source dans le dénombrement de la population et de ses caractéristiques (âge, sexe, …). • En intégrant la dimension temporelle, le démographe vise à comprendre les variations d’effectifs. La démographie : une science de la mesure ?

4. Natalité Mortalité Migrations Le système démographique Variations d’effectif La démographie : une science de la mesure ?

5. Exemple d’effet de structure • En 2008, Monaco et le Burkina Faso ont le même taux brut de mortalité : 14 ‰ • Burkina Faso • Pays jeune à mortalité élevée • Espérance de vie : 52,5 ans • 46 % de moins de 15 ans - 2,5 % de 65 ans et plus • Monaco • Pays âgé à faible mortalité • Espérance de vie : 80 ans • 15 % de moins de 15 ans - 23 % de 65 ans et plus La démographie : une science de la mesure ?

6. Natalité Mortalité Migrations Structure Niveau Le système démographique Variations d’effectif Économie, sociologie, géographie, médecine, anthropologie, histoire… La démographie : une science de la mesure ?

7. Une discipline du chiffre • Dès les origines : • Achille Guichard, le premier à employé le terme de démographie, la définit comme « l’étude statistique des populations humaines » (1855). • La démographie est marquée par un souci de quantification et des exigences méthodologiques fortes dans la collecte comme dans l’analyse des données. • Un large corpus de méthodes quantitatives (grandes enquêtes, recensement, analyse multiniveau, analyse biographique…) La démographie : une science de la mesure ?

8. Science sociale ou science dure ? • La démographie a été placée du côté des sciences dites dures ou exactes du fait de sa proximité avec la statistique et les mathématiques. • Certains chercheurs, le plus souvent à l’extérieur de la discipline, continuent de la catégoriser ainsi. • Position issue d’une vision positiviste : la démographie serait la plus rigoureuse des sciences sociales par son usage du chiffre. • Cependant, dans une enquête menée en 2000 auprès de 1631 démographes : • 74 % la classent parmi les sciences sociales • 22 % : double filiation : sciences de la nature et sciences sociales • 1 % : appartenance aux sciences de la nature seulement La démographie : une science de la mesure ?

9. pour Piaget : une science nomothétique • Science nomothétique : • Discipline qui cherchent à dégager des ‘lois’ au sens parfois de relations quantitatives mais au sens également de faits généraux. • Le problème de ces sciences : la mesure • Sauf la démographie du fait de sa « simplicité quantitative ». • Démographie : discipline au champs restreint • la recherche sérieuse et digne de ce nom suppose de passer à une autre discipline La démographie : une science de la mesure ?

10. Rétrécissement de la démographie • Selon Achille Guillard (1855) : • La démographie s’intéresse à « l’histoire naturelle et sociale de l’espèce humaine » • Cependant, la démographie ne se constitue en discipline qu’au milieu du XXe siècle • Rétrécissement du champs de la démographie • La démographie va être assimilée à « l’analyse démographique » portant sur les phénomènes de base des populations humaines : naissance, décès, migrations. La démographie : une science de la mesure ?

11. Consensus actuel • Les manuels récents de démographie s’accordent sur trois points : • La démographie est classée dans les sciences sociales. • Elle s’appuie une technique rigoureuse dont le cœur est l’analyse démographique. • Elle doit s’ouvrir à d’autres disciplines quand elle propose des explications ou des interprétations des données qu’elle produit. La démographie : une science de la mesure ?

12. Ouverture à d’autres disciplines • Indispensable pour comprendre comment évolue les phénomènes mesurés. • Depuis la fin du XXe siècle, se développe l’idée d’une « démographie compréhensive » : • Recours plus fréquent à une double collecte quantitative et qualitative • Les méthodes qualitatives s’avèrent indispensables pour expliquer les phénomènes décrits quantitativement. La démographie : une science de la mesure ?

13. Élargissement du champs de la démographie • Majeure partie du XXe siècle : • La mortalité et la croissance de la population sont les sujets d’étude dominants chez les démographes. • À partir des années 1960-1970 : • Développement des études sur la fécondité quand se pose la question de la (non) baisse de la fécondité dans les pays du Sud (Afrique en particulier). • À partir des années 1980 : • L’épidémie de SIDA va ancrer les démographes dans la maladie et non plus dans la mort. • Conférence du Caire en 1995 : • Le concept de santé de la reproduction voit le jour. La démographie : une science de la mesure ?

14. Démographie : un pont entre disciplines • Contrainte à l’approche multidisciplinaire, la démographie est un pont possible entre sciences biologiques et sciences humaines et sociales • Une approche empirique utilisant des méthodes proches de disciplines comme l’épidémiologie. • Par son objet, elle doit prendre en compte la complexité des comportements humains, d’où un dialogue permanent avec la sociologie ou l’anthropologie. La démographie : une science de la mesure ?

15. Démographie et Épidémiologie :parents mais différents • Si ces deux disciplines partagent des origines communes, elles prennent des chemins divergents : • Début du XXe siècle : l’épidémiologie se détourne de la mortalité pour se concentrer sur les causes et conséquences de maladie. • Seconde moitié du XXe : l’épidémiologie se tourne vers des maladies chroniques (cancers…) facilitées par des « facteurs de risques ». • Analyses au niveau individuel (absence du social). • Globalisation & SIDA : • Rapprochement des deux disciplines • Mais, spécificité des approches La démographie : une science de la mesure ?

16. Une démographie en mutation • Après le rétrécissement disciplinaire du XXe siècle, le XXIe siècle apparaît comme celui d’une ouverture croissante de la démographie : • aux autres disciplines des sciences sociales • et aux sciences biomédicales. • Ce qui distingue la démographie n’est pas tant un objet de recherche spécifique qu’une approche plutôt quantitative mais ouverte sur le qualitatif. La démographie : une science de la mesure ?

17. Que peut apporter un démographe à une épistémologie de la mesure ? éléments de réflexion à l’élaboration d’un cadre conceptuel centré sur l’observation

18. Contexte de ce travail • Thèse en démographie sur un sujet épidémiologique : • Prévalences du VIH en Afrique : validité d’une mesure • Traditionnellement, la prévalence du VIH est estimée en Afrique à partir d’enquêtes auprès des femmes enceintes. • Depuis 2001, développement d’enquêtes en population générale. • Les résultats divergent entre ces deux sources.  Quelle est la validité de chacune de ces deux mesures ? La démographie : une science de la mesure ?

19. Choix de départ • La majorité des travaux épistémologiques se sont centrés sur le changement de paradigme scientifique. • Nous faisons le choix de nous centrer sur l’observation en elle-même. • Un propos général. • Ne pas supposer a priori une spécificité des sciences sociales. • Exemples empruntés entre autres à la Physique. • Cadre inspiré en partie par un essai non publié d’un géostatisticien de l’école des Mines : • Georges Matheron, Estimer et Choisir, 1978. La démographie : une science de la mesure ?

20. Comment définir l’objectivité ? • L’exemple des Toscans de Sénèque • L’interprétation de la foudre • Un énoncé est purement subjectif s’il est compatible avec toute chose et son contraire. • Il ne permet pas de réaliser une prédiction. • Pour Popper : • « l’objectivité des énoncés scientifiques réside dans le fait qu’ils peuvent être intersubjectivement soumis à des test. » La démographie : une science de la mesure ?

21. Énoncés universels et singuliers • Un énoncé singulier décrit une occurrence. • « Ce chat est noir. » • Il s’agit d’énoncés « décidables ». • Un énoncé objectif peut rester indécidé. • Un énoncé objectif peut s’avérer faux. • Un énoncé universel porte sur une classe illimité d’objets. • « Tous les chats sont noirs ». • Énoncés invérifiables. • Un énoncé universel doit être « falsifiable ». La démographie : une science de la mesure ?

22. Postulat 1 Un énoncé aura une signification objective s’il est potentiellement falsifiable. La démographie : une science de la mesure ?

23. Critiques du falsificationisme • Incapacité à rendre compte de l’histoire des sciences. • Complexité des situations réelles de test. • Faillibilité des énoncés d’observation. La démographie : une science de la mesure ?

24. À la recherche de la vérité ? • Vision positiviste naïve : • « L’objet de la science au sens propre est quelque chose qui ne peut pas être autre qu’il n’est. » (Aristote) • Albert Einstein : notion de validité limitée • Est vrai ce qui concorde avec le réel. • Popper : notion de vérité approchée • Toute théorie s’avère limitée. La démographie : une science de la mesure ?

25. Ensemble Population-Espace-Temps (PET)d’un énoncé • Supprimer la distinction singulier / universel au profit d’un continuum. • Permet de prendre en considération une validité limitée d’un énoncé sur un domaine donné. • Nécessité de prendre aussi en compte la population sur laquelle porte l’énoncé. La démographie : une science de la mesure ?

26. Postulat 2 L’énoncé A sera plus universel que l’énoncé B si et seulement si PET(A)⊂PET(B), PET représentant l’ensemble population-espace-temps associé à tout énoncé et définissant son domaine d’applicabilité. La démographie : une science de la mesure ?

27. Postulat 3 Un énoncé B ne pourra être un falsificateur de l’énoncé A qu’à la condition que PET(A)⋂PET(B)≠∅. (l’intersection des ensembles population-espace-temps de A et B n’est pas vide) La démographie : une science de la mesure ?

28. La notion de concept opératoire • Ullmo : • « une définition opératoire est une définition qui comporte la description d’un procédé régulier pour repérer, mesurer, plus généralement atteindre et identifier le concept défini. » • Correspond à la notion d’indicateur en sciences sociales. • Tout énoncé doit être opérationnalisé. La démographie : une science de la mesure ?

29. Observation et énoncé d’observation • L’observation résulte d’un choix métho-dologique selon un mode opératoire donné. • Les données d’observation brutes ne sont pas directement exploitables. • Il est nécessaire d’appliquer nos concepts opératoires pour les transformer en énoncé d’observation. La démographie : une science de la mesure ?

30. Postulat 5 Un énoncé d’observation naît de l’application d’un concept opératoire donné à des données d’observations brutes obtenues selon un mode opératoire choisi. La démographie : une science de la mesure ?

31. Validité d’un énoncé d’observation • L’ensemble population-espace-temps est limité aux personnes observées, au temps de l’observation, au lieu de l’observation. • Cet énoncé d’observation ne permet pas, le plus souvent, de corroborer ou de falsifier nos énoncés théoriques. • Nécessité de poser une hypothèse. La démographie : une science de la mesure ?

32. Hypothèse anticipatrice et erreur radicale • Pour passer d’un énoncé d’observation à un énoncé déduit, le recours à une hypothèse anticipatrice est nécessaire (choix d’un modèle). • Dès lors, on prend un risque (inévitable) d’erreur radicale non prévisible. • Le choix d’une hypothèse adéquate est donc crucial. La démographie : une science de la mesure ?

33. Postulat 6 L’hypothèse anticipatrice appliquée à un énoncé d’observation doit prendre en compte l’information maximale disponibleau moment du choix de la dite hypothèse et doit être limitée au minimum requis pour permettre l’estimation du ou des concepts opératoires visés. La démographie : une science de la mesure ?

34. Postulat 7 Le domaine de validité d’un énoncé d’observation est composé de l’ensemble des énoncés déduits du dit énoncé d’observation par application d’une hypothèse anticipatrice à ce dernier. Les énoncés déduits ne seront valables temporairement que sous réserve de l’hypothèse anticipatrice qui les a engendrés et comporteront donc un risque d’erreur radicale. La démographie : une science de la mesure ?

35. Postulat 8 Le risque d’erreur radicale pourra être considéré comme minimisé si l’hypothèse anticipatrice posée a été vérifiée expérimentalement pour des cas analogues et/ou si plusieurs hypothèses anticipatrices différentes, appliquées à un même énoncé d’observation, conduisent aux mêmes énoncés déduits. La démographie : une science de la mesure ?

36. Univers • Données d’Observation brutes • Mode opératoire utilisé. Observation selon un mode opératoire choisi Application de la relation répétable du concept opératoire utilisé • Énoncé d’Observation EO • Mode opératoire • Ensemble PET limité à l’observation • Conditionnalité sous la forme d’une « égalité ». Hypothèse anticipatrice 1 Hypothèse anticipatrice 2 • Énoncé Déduit ED1 • Nouveau PET • Nouvelle conditionnalité • Hypothèse anticipatrice 1 • Risque d’erreur radicale • Énoncé Déduit ED2 • Nouveau PET • Nouvelle conditionnalité • Hypothèse anticipatrice 2 • Risque d’erreur radicale Domaine de validité de EO ED2 sera un falsificateur éventuel de ET si PET(ED2)PET(ET) (l’intersection des 2 ensembles est vide) • Énoncé Théorique ET • Ensemble PET • Conditionnalité sur des concepts opératoires • Théorie Scientifique • Ensemble cohérent d’énoncés ayant une signification objective car potentiellement falsifiables. Reconstruction opératoire Synthèse du cadre proposé La démographie : une science de la mesure ?

37. Quelques remarques • Position non falsificationiste au sens strict malgré l’exigence de falsifiabilité. • Cadre applicable aussi bien au quantitatif qu’au qualitatif (même si exemples majoritairement quanti). • Rejet d’un positivisme naïf. La démographie : une science de la mesure ?

38. Passeron et le raisonnement sociologique • Distinction entre les « sciences expérimentales » et les « sciences historiques ». • Les sciences expérimentales relèvent de l’expérimentation au sens strict. • Les sciences historiques ne peuvent jamais procéder à une falsification au sens poppérien. • Le raisonnement sociologique est un raisonnement comparatif. La démographie : une science de la mesure ?

39. Spécificité des sciences historiques • L’objet ne peut jamais être totalement détaché de son contexte socio-historique. • Les effets de connaissance ne se distinguent pas des sciences expérimentales • L’effet d’intelligibilité de l’énonciation sociologique diffère radicalement. • Le sociologue fait un pari sur la possibilité de généraliser ses effets de connaissance. La démographie : une science de la mesure ?

40. Accord sur les sciences historiques • Dimension historique et contextuelle  ensemble population-espace-temps • Absence de réfutation formelle • Effet de connaissance  application de la relation répétable d’un concept opératoire • Pari  hypothèse anticipatrice • Risque interprétatif  risque d’erreur radicale La démographie : une science de la mesure ?

41. Désaccord sur les sciences expérimentales • Les Préalables épistémologiques : • « La Sociologie est une science comme les autres qui a seulement plus de difficultés que les autres à être une science comme les autres » • Le Raisonnement sociologique : • Les sciences historiques sont autant des sciences que les autres, mais leur méthode, le raisonnement sociologique, est spécifique. • Notre position : • La Physique est une science historique comme les autres. La démographie : une science de la mesure ?

42. Ordres de grandeur et négligeabilité • Les objets de la Physique appartiennent à des ordres de grandeurs extrêmement différents. • c = 1 079 252 849 km / h • lP = 1,616×10-35 mètres lP = 0,000000000000000000000000000000000001616 m • 1044 = 100000000000000000000000000000000000000000000 La démographie : une science de la mesure ?

43. Une situation différente en sciences humaines et sociales • Les objets des sciences humaines et sociales sont complexes. • Pas d’autre choix que d’observer les phénomènes tels qu’ils se présentent. • Leurs différentes dimensions se manifestent à des échelles relativement proches (en comparaison des sciences dures). La démographie : une science de la mesure ?

44. Au final • Les sciences expérimentales s’inscrivent également dans un contexte historique. • Elles se distinguent quant aux : • Ordres de grandeurs spatio-temporels. • Possibilité de simplifier l’objet de recherche. • Application du critère de négligeabilité. • La quête d’une vérité absolue reste inatteignable. La démographie : une science de la mesure ?

45. pratiques à risques au cours du dernier rapport sexuel chez les homo-bisexuels masculins au Sénégal exemple d’une analyse entre l’épidémiologiste et l’anthropologue

46. Contexte • En 2004, première enquête épidémiologique auprès de 463 HSH (hommes ayant des rapports sexuels avec d’autres hommes) au Sénégal • 94 % avaient déjà eu un rapport sexuel avec une femme au cours de leur vie. • 21 % étaient infectés par le VIH (contre moins de 1 % en population générale). • Principale analyse menée à l’époque • Facteurs de risques associés au fait d’être HIV+ :âge, habiter Dakar, travailler dans un bar, avoir eu plus de 10 partenaires au cours de sa vie La démographie : une science de la mesure ?

47. Interventions menées depuis 2004 • Face à cette situation, plusieurs interventions ont été menées au Sénégal, en direction des MSM : • Mise en place de lieux de prise en charge des IST et du VIH, accessibles aux MSM, à Dakar et en régions (PNLS). • Sensibilisation des MSM à la prévention IST/VIH (ENDA / ANCS). • Plaidoyer auprès de la société civile pour une meilleure prise en compte de cette population du point de vue de la santé publique (PNLS). La démographie : une science de la mesure ?

48. Nouvelle enquête menée en 2007 • Ajout d’un volet qualitatif : • Entretiens auprès d’HSH • Entretiens auprès de partenaires féminines d’HSH • Entretiens auprès d’informateurs clés • Observations de lieux de rencontre • Élargissement du questionnaire : • Prendre en compte le contexte d’une prise de risques • Questions détaillées sur le dernier rapport sexuel avec un homme et le dernier rapport avec une femme. La démographie : une science de la mesure ?

49. Premiers résultats qualitatifs • Grande variété de types de relations et de termes employés pour les caractériser. • « partenaires féminines » ne correspond pas forcément aux partenaires sexuels • Les stratégies relationnelles diffèrent selon que la vie affective est envisagée avec un homme ou avec une femme. La démographie : une science de la mesure ?

50. des partenaires féminines qui ne sont pas des partenaires sexuelles des partenaires féminines qui sont des partenaires sexuelles des partenaires sexuelles qui ne sont pas déclarées comme partenaires féminines La diversité des « partenaires féminines » La démographie : une science de la mesure ?