Bases prénatales et néonatales du développement émotionnel

1. Bases prénatales et néonatales du développement émotionnel R. Soussignan Laboratoire Vulnérabilité, Adaptation et Psychopathologie, CNRS UMR 7593, Hôpital de la Salpêtrière, Paris

2. I. Définitions de l’émotion • L’émotion (stricto sensu) : épisode relativement bref de changements coordonnés du cerveau, du comportement et du SNV qui facilitent la production d’une réponse adaptative à un événement externe ou interne de signification majeure pour l’organisme.  Collection de réponses corporelles (neurovégétatives, neuromusculaires, endocriniennes) déclenchées par des systèmes cérébraux quand l’organisme évalue certains objets ou situations comme significatif pour la survie ou le bien-être de l’organisme (état émotionnel). 2) Expérience émotionnelle (sentiment : feeling): représentation subjective des états émotionnels. Image mentale ou représentation consciente intégrant nos sensations corporelles, croyances et désirs. Elle enregistre l’urgence de la situation, fournit des informations sur les conséquences de l’action, et traite les nouvelles priorités en vue des actions futures.

3. Comment s’organisent et évoluent les relations entre états émotionnels et représentation consciente de nos émotions (sentiment) au tout début du développement? Quels liens entretiennent les processus émotionnels et cognitifs à la naissance?

4. II. Points de controverse sur l’état initial des processus affectifs à la naissance  1) Niveau d’organisation et de différenciation des processus affectifs et statut des réactions expressives au regard de processus subjectifs complexes.  Les expressions du nouveau-né se réduisent-elles à des activités réflexes et reflètent-elles des états internes indifférenciés ? Dépendent-elles strictement des paramètres quantitatifs de la stimulation et des fluctuations endogènes du SNC?  Ces expressions reflètent-elles des expériences émotionnelles différenciées homologues à celles observées chez l’enfant plus âgé? Les réactions expressives produites dans un contexte de communication dyadique témoignent-elles de l’émergence d’une conscience rudimentaire et d’une intersubjectivité primaire chez le nouveau-né ?

5. 2) Relations entre système émotionnel et système cognitif   Y a t il indépendance entre ces deux systèmes au tout début du développement postnatal ? Des pré-requis cognitifs sont-ils nécessaires à l’émergence des émotions primaires? Peut-on déceler chez le nouveau-né des indices de traitements cognitifs dans des situations à valence émotionnelle? Dans l’affirmative, ces traitements influent-ils sur l’émergence des expressions néonatales ? Les réactions expressives à la naissance peuvent-elles être influencées par des apprentissages et des expériences prénatales ?

6. III. Perspectives théoriques traditionnelles • Perspectives nativistes-évolutionnistes (Izard &Malatesta, 1987) Modularité des composantes des systèmes émotionnels Fonctions adaptatives, organisatrices vis-à-vis de la communication, cognition et action.  Emergence fixée par la maturation, indépendance vis-à -vis de la cognition  Différenciation précoce de systèmes émotionnels  Implémentation dans des circuits cérébraux différenciés Couplage inné entre expressions et expérience subjective de l'émotion

7. Trevarthen (1993): Imitation néonatale constitue un indice de l’émergence précoce de l’intersubjectivité primaire 2)Perspectives cognitives/constructivistes (Lewis, 1985; Sroufe, 1996) Primat de pré-requis cognitifs dans la genèse et différenciation des émotions. Emotion absente car dépendante des processus d’évaluation et de représentation de soi comme agent différent d’autrui. Réponses de nature réflexe et états d’excitation indifférenciés dépendants de paramètres purement physiques de la stimulation ou de fluctuations endogènes du SNC.

9. IV. Limite des perspectives traditionnelles Valeur heuristique limitée des approches traditionnelles: le lien de dépendance entre un stimulus et des réponses néonatales est fluide, modulé par l'information contextuelle et les expériences précoces d'acquisition. 1) Saisie manuelle et succion modulables chez le nouveau-né humain en fonction des propriétés des objets : texture et forme (Rochat, 1991; Molina & Jouen, 1998). 2) Le cerveau du fœtus est fonctionnel, en dépit de son immaturité, et peut acquérir et mémoriser des informations. (e.g., voix maternelle, liquide amniotique, DeCasper & Spence 1986; Schaal et al., 1998). Les traitements affectifs peuvent-ils être différenciés et les systèmes émotionnels peuvent-ils acquérir très précocement une relative flexibilité par l'entremise des transactions entre l'organisme et son environnement?

10. V. Perspectives épigénétique et fonctionnaliste  Perspective épigénétique : importance de la coaction de l'expérience, des contraintes motivationnelles et des événements spécifiques au contexte dans l'organisation des systèmes émotionnels néonatals.  Le courant fonctionnaliste définit les émotions comme des processus visant à établir, maintenir, ou interrompre les relations entre l'individu et l’environnement lorsque de telles relations sont significatives pour l’individu (Barrett & Campos, 1987). Processus conférant une valeur significative à un événement  Valeur hédonique (hédonisme sensoriel) Pertinence par rapport à l’expérience passée (mémoire) Pertinence au regard de buts motivationnels (motivation) Valeur communicative (communication sociale)

11. 1.Émotion et processus hédonique  Traitements hédoniques différenciés à la naissance pour la modalité gustative: succion et léchage à des solutions sucrées vs. mimiques négatives à des solutions amères et acides (Steiner, 1979; Rosenstein & Oster, 1988). Ces préférences ou aversions innées sont adaptatives: la saveur sucrée signale des substances de grande valeur calorique, alors que la saveur amère signale le plus souvent des substances toxiques. Traitements hédoniques innés pour la modalité olfactive : question débattue

12. Traitement affectif des odeurs chez le nouveau-né(Soussignan, Schaal, Marlier & Jiang, Physiology and Behavior, 1997) Les traitements affectifs des odeurs sont-ils différenciés chez le nouveau-né indépendamment des variations des paramètres quantitatifs de la stimulation ? Réponses faciales et neurovégétatives à de faibles concentrations d’odeurs pures contrastées au plan hédonique (vanilline vs. acide butyrique) et à des odeurs écologiques (laits maternel et artificiels, liquide amniotique) rigoureusement appareillées sur la base de l’intensité et la dimension trigéminale. Analyse des mimiques faciales à l’aide d’un instrument de codification anatomique des mouvements faciaux : Baby-Facial Action Coding System (FACS)

15. Hypothèse d'un traitement précoce de la dimension affective des odeurs indépendamment de la dimension quantitative de la stimulation. Les critères de discrimination des odeurs chez le nouveau-né ne recouvrent pas ceux de l’adulte.

16. La thèse d’une différenciation stricte et d’une programmation innée des expressions faciales évoquées par des odeurs est infirmée. • Absence d’invariance ou d’organisation rigide dans la formation des préférences olfactives. • Diversité aromatique et moléculaire de l’environnement chimiosensoriel durant le développement périnatal : incompatibilité avec la présence de mécanismes précablés de programmation innée des réponses hédoniques aux odeurs. Les préférences olfactives seraient façonnées, en partie, par l’expérience résultant des acquisitions prénatales et postnatales dans le contexte de la niche écologique du fœtus et du nouveau-né.

17. 2. Émotion et processus motivationnel  Alliesthésie : changement de perception hédonique de stimulations sensorielles en fonction des variations de l’état physiologique de l’organisme (Cabanac, 1971). Consommation de repas ad-libitum chez l’adulte: alliesthésie négative spécifique aux odeurs alimentaires dans les 45-60 min suivant l’ingestion (Cabanac & Fantino, 1977). Les composantes des systèmes émotionnels sont-elles affectées par l'interaction entre des facteurs endogènes (motivation alimentaire, expérience postnatale) et exogènes (stimuli odorants) durant les premiers jours du développement postnatal ?

18. Émotion et alliesthésie néonatale(Soussignan, Schaal & Marlier, Developmental Psychobiology, 1999). • Réponses faciales et neurovégétatives de nouveau-nés de 3 jours à des odeurs artificielles (vanilline) et lactées (laits maternisés familiers et non familiers) (expérience postnatale: 15-18 prises de biberon) en fonction de l’état prandial. Bébés testés en moyenne 50 minutes avant et après la prise de biberon.

21. Des nouveau-nés de 3 jours pourraient traiter sélectivement des signaux olfactifs lactés auxquels ils ont été exposés durant des épisodes réguliers de prises de biberon afin de produire des réponses affectives différenciées c'est-à-dire adaptées à leur état motivationnel et au degré de familiarité du stimulus. Des signaux olfactifs ont acquis une signification dans un contexte alimentaire: critère de la définition de l’émotion de l’approche fonctionnaliste présent dès la naissance.

22. 3.Émotion, apprentissages et mémoires implicites Les processus mnésiques au cours de la période périnatale confèrent-ils une charge affective à des événements? Question critique au débat des relations entre émotion et cognition. Etude de Blass et al. (1984) Paradigme de conditionnement classique  Caresses sur le front suivies de l’administration d’une solution sucrée (1: 5 Ca ; 2: 9 Ca-SS; 3: 9 Ca).  Succion, mimiques négatives, pleurs sont comparées à celles d’un groupe de contrôle (1: 5 Ca ; 2: 9 Ca#SS; 3: 9 Ca).

23. D’après Blass et al., 1984, Infant Behavior and Development

24. Production d’expressions négatives durant la phase d’extinction (3è essai): indice d’une mémorisation des conséquences attendues d’un renforcement positif et réaction à la violation d’une attente non satisfaite. Hypothèse: Des processus élémentaires d’évaluation cognitive peuvent être impliqués dans les traitements affectifs durant les premiers jours de vie. La congruence ou l’incongruité d’un événement par rapport à un schéma cognitif mémorisé pourrait constituer un facteur déterminant de réactions émotionnelles (Lazarus, 1991). Le nouveau-né humain serait capable d’évaluer la signification d’un événement passé au regard de processus hédoniques présents.

25. Les réponses affectives du nouveau-né peuvent-elles être influencées par des facteurs d’acquisition prénatale?  Olfaction fœtale chez les mammifères (e.g., rat, mouton, lapin) : L’expérience anténatale de composés odorants (citral, ail, cumin, genièvre) introduits dans l’amnios, soit par infusion directe ou via l’alimentation maternelle, induit une réactivité préférentielle à l’égard des mêmes odeurs au cours de l’ontogenèse postnatale (e.g., Smotherman, 1982; Bilko et al., 1994; Schaal et al., 1995). Les nouveau-nés d’espèces placentaires sont capables d’acquérir des informations en provenance de leur environnement chimique prénatal et peuvent mémoriser in utero des substances odorantes associées au régime alimentaire de la mère.

26. Des processus cognitifs implicites reposant sur la formation d'expériences anténatales influencent-ils les traitements affectifs du nouveau-né humain ? Influence de l’expérience chimiosensorielle foetale dans la différenciation de traitements affectifs postnatals (Schaal, Marlier & Soussignan, 2000): Comparaison des réponses faciales et céphaliques de 2 groupes de nouveau-nés à une odeur d'anis et à un stimulus témoin  Groupe né de mères ayant consommé l'arôme d'anis (CA) au cours des 10 derniers jours de la gestation.  Groupe né de mères n'ayant pas consommé cet arôme (nCA).  Tests de réactivité faciale et d'orientation céphalique face à un double choix olfactif effectués à environ 3 h et à 4 j après la naissance.

28.  La mémorisation d’informations chimiosensorielles de l’environnement intra-utérin pourrait faciliter le déclenchement de réponses d’appétence et d’orientation à l’égard de la même stimulation. L’appariement mnésique entre une “trace” olfactive acquise in utero et des informations odorantes rencontrées dans l’environnement postnatal contribuerait à induire des réactions positives.

31. 4. Émotion et sensibilité à des signaux sociaux 4.1. La contagion émotionnelle Cris plus fréquents à des enregistrements de pleurs d’autres nouveau-nés qu’à ceux de leur propre pleur ou de sons non humains de même fréquence et intensité(Simner, 1971; Sagi & Hoffman, 1976; Martin & Clark, 1982). Les enregistrements de pleurs peuvent aussi induire des mimiques négatives (i.e., sourcils froncés, yeux fermés) et réduire les activités de succion non-nutritive à la fois chez des nouveau-nés endormis et éveillés (Dondi, Simion & Caltran, 1999). Discrimination de stimuli vocaux se ressemblant sur le plan de leurs propriétés acoustiques (e.g., amplitude, fréquence), mais aussi sensibilité à des signaux expressifs des congénères.

32. 2. L’imitation néonatale(Field et al., 1982; Field et al., 1983)  Paradigme d’habituation: Discrimination de trois expressions faciales (joie, tristesse, surprise) posées par un modèle féminin.  Reproduction de mouvements faciaux différenciés en réponse aux trois expressions faciales de l’adulte. 

33. D’après Field et al., 1982, Science Capacité innée à décoder et encoder des signaux expressifs humains ???

34. 3. Décodage des signaux expressifs de la voix humaine (Mastropieri & Turkewitz, 1999)  Comparaison des actions oculaires de nouveau-nés à la présentation de stimuli linguistiques de la langue maternelle et d’une langue étrangère (anglaise vs espagnole) variant selon leur intonation émotionnelle (i.e., joie, tristesse, colère, neutre).  La diffusion d’enregistrements d’expression vocale de la joie induit une augmentation de l’ouverture des yeux comparativement aux autres conditions expérimentales. •  Cette réactivité différentielle à l’émotion de la joie n’est significative que lorsque les nouveau-nés écoutent les expressions vocales de la langue maternelle, et non pas celles de la langue étrangère. • Le nouveau-né pourrait être sensible à des indices prosodiques d’une langue familière comme conséquence de l’expérience auditive durant la période fœtale.

35. Conclusion Le nouveau-né humain fait preuve d'actions expressives différenciées et intégrées, c'est-à-dire qui prennent une signification dans un contexte et qui sont le produit émergeant des contraintes actuelles, à la fois motivationnelles et environnementales, et historiques de l'organisme en développement. Plasticité précoce des systèmes émotionnels humains