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« Mon Dieu, délivrez-moi du modèle ! ». Diderot, du modèle à l’idée (II) Stéphane Lojkine.
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« Mon Dieu, délivrez-moi du modèle ! » Diderot, du modèle à l’idée (II) Stéphane Lojkine
« Il n’en est pas de nous ainsi que des Anciens, qui avaient des bains, des gymnases, peu d’idée de la pudeur, des dieux et des déesses faits d’après des modèles humains, un climat chaud, un culte libertin. Nous ne savons ce que c’est que les belles proportions. Ce n’est pas sur une fille prostituée, sur un soldat aux gardes qu’on envoie chercher quatre fois par an, que cette connaissance s’acquiert. Et puis nos ajustements corrompent les formes. Nos cuisses sont coupées par des jarretières, le corps de nos femmes étranglé par des corps, nos pieds défigurés par des chaussures étroites et dures. Nous avons de la beauté deux jugements opposés, l’un de convention, l’autre d’étude. » (Salon de 1761, Ver 209.)
« Chardin, Lagrenée, Greuze et d’autres m’ont assuré, et les artistes ne flattent point les littérateurs, que j’étais presque le seul d’entre ceux-ci dont les images pouvaient passer sur la toile, presque comme elles étaient ordonnées dans ma tête. […] Greuze me dit : “Je voudrais bien peindre une femme toute nue, sans blesser la pudeur” ; et je lui réponds : “Faites le modèle honnête. Asseyez devant vous une jeune fille toute nue ; que sa pauvre dépouille soit à terre à côté d’elle et indique sa misère ; qu’elle ait la tête appuyée sur une de ses mains ; que de ses yeux baissés deux larmes coulent le long de ses belles joues ; que son expression soit celle de l’innocence, de la pudeur et de la modestie ; que sa mère soit à côté d’elle ; que de ses mains et d’une des mains de sa fille, elle se couvre le visage ; ou qu’elle se cache le visage de ses mains, et que celle de sa fille soit posée sur son épaule ; que le vêtement de cette mère annonce aussi l’extrême indigence ; et que l’artiste témoin de cette scène, attendri, touché, laisse tomber sa palette ou son crayon.” Et Greuze dit : “Je vois mon tableau.” » (…/…)
Pierre Antoine Baudouin, Le Modèle honnête, 1769, gouache, 40x34,5 cm, Washington, National Gallery of Art
« L’ami Baudouin, vous regardez trop votre beau-père, je vous l’ai dit, et ce beau-père est le plus dangereux des modèles, c’est une chose que je vous ai dite encore, mais vous ne tenez aucun compte de mes avis. On peut se rencontrer, dites-vous, mais non pas sans cesse et toujours nez à nez. A votre place, j’aimerais mieux être un pauvre petit original qu’un grand copiste, c’est ma fantaisie et ce n’est peut-être pas la vôtre : maître dans ma chaumière plutôt qu’esclave dans un palais. Vous n’êtes pas sans éclat, vos Feuillets d’Évangiles ne manquent pas de couleur ; mais il n’y a dans vos figures ni ensemble ni dessin, pas une qui n’ait quelque membre disloqué et qui n’invoque Botentuyt ; ce sont ici des têtes trop grosses, là, des cuisses trop courtes ; votre style est [petit] comme votre toile. Et puis votre couleur qui appelle d’abord, paraît ensuite dure et sèche. Ce Modèle honnête est plus vôtre, il y a plus de correction, mais la couleur en est fade. » (…/…)
Le linge dont cette fille s’enveloppe étend très bien la lumière, mais pourquoi ne l’avoir pas fait plus grand et plus de goût ? Pour s’allonger, on n’est pas grand. Et puis ce sujet, de la manière dont vous l’avez traité, est obscur ; cette femme n’est pas une mère, c’est une ignoble créature qui fait quelque vilain commerce. On n’entend rien à tout ce mouvement dans une scène pathétique et de repos. Une jeune fille toute nue, assise sur la sellette de l’artiste, la tête penchée sur une de ses mains, laissant échapper de ses yeux baissés deux larmes, son autre bras posé sur les épaules de sa mère, ces haillons épars en désordre à côté d’elle, cette mère honnête et déguenillée se cachant le visage de son tablier, le peintre suspendant son ouvrage et attachant ses regards attendris sur ces deux figures, et tout était dit. (…/…)
Jean Honoré Fragonard, Les débuts du modèle, 1769, huile sur toile, 50x63 cm, Paris, musée Jacquemart-André
« Cela vient apparemment de ce que mon imagination s’est assujettie de longue main aux véritables règles de l’art, à force d’en regarder les productions ; que j’ai pris l’habitude d’arranger mes figures dans ma tête, comme si elles étaient sur la toile ; que peut-être je les y transporte, et que c’est sur un grand mur que je regarde, quand j’écris ; qu’il y a longtemps que, pour juger si une femme qui passe est bien ou mal ajustée, je l’imagine peinte, et que peu à peu j’ai vu des attitudes, des groupes, des passions, des expressions, du mouvement, de la profondeur, de la perspective, des plans dont l’art peut s’accommoder ; en un mot que la définition d’une imagination réglée devrait se tirer de la facilité dont le peintre peut faire un beau tableau de la chose que le littérateur a conçue. » (Salon de 1765, Vers. 574-5.)
David Allan, L’Origine de la peinture, 1773, huile sur toile, 38,2x30,5 cm, Edimbourg, The national galleries of Scottland
Jean Baptiste Régnault, L’origine de la peinture, 1785, huile sur toile, Château de Maison-Laffitte
Joseph B. Suvée, La découverte de l’art du dessin, 1791, huile sur toile, 267x131,5 cm, Bruges, Groeninge Museum
« Croyez-moi, abandonnez ces sortes de sujets à Greuze. Aussi Greuze prétend-il que Baudouin lui a réellement volé ce sujet qu’il avait imaginé et qu’il se proposait de traiter ; mais en s’appropriant le sujet il fallait en même temps voler la manière et le génie de le traiter. Baudouin, libertin dans son pinceau comme dans ses mœurs, n’avait pas dans son âme le moindre atome nécessaire pour l’exécution d’un tableau de cette honnêteté et de ce pathétique. » (Salon de 1769, article Baudouin, Le Modèle honnête, Vers. 855)
Vous avez senti la différence de l’idée générale et de la chose individuelle, jusque dans les moindres parties, puisque vous n’oseriez pas m’assurer depuis le moment où vous prîtes le pinceau, jusqu’à ce jour, de vous être assujetti à l’imitation rigoureuse d’un cheveu. Vous y avez ajouté ; vous en avez supprimé ; sans quoi vous n’eussiez pas fait une image première, une copie de la vérité, mais un portrait ou une copie de copie, ; et vous n’auriez été qu’au troisième rang, puisque entre la vérité et votre ouvrage, il y aurait eu la vérité ou le prototype, son fantôme subsistant qui vous sert de modèle, et la copie que vous faites de cette ombre mal terminée, de ce fantôme. Votre ligne n’eût pas été la véritable ligne, la ligne de beauté, la ligne idéale, mais une ligne quelconque altérée, déformée, portraitique, individuelle ; et Phidias aurait dit de vous, ``. Il y a entre la vérité et son image, la belle femme individuelle qu’il a choisie pour modèle. (Préambule du Salon de 1767, Ver. 522)
Cette statue d’Hercule, dite Hercule Farnèse, a été découverte au XVIème siècle dans les Thermes de Caracalla à Rome. Cette statue colossale est une copie, datant du IIIe siècle apr. J.-C. et réalisée par Glycon, artiste originaire d’Athènes, d’un original grec en bronze de la fin du IVe siècle av. J.-C., du sculpteur Lysippe de Sicyone.
Mais comme la nature ne nous montre nulle part ce modèle ni total ni partiel ; comme elle produit tous ses ouvrages viciés ; comme les plus parfaits qui sortent de son atelier ont été assujettis à des conditions, des travaux, des fonctions, des besoins qui les ont encore déformés ; comme par la seule nécessité sauvage de se conserver et de se reproduire, ils se sont éloignés de plus en plus de la vérité, du modèle premier, de l’image intellectuelle ; en sorte qu’il n’y a point, qu’il n’y eut jamais et qu’il ne put jamais y avoir ni un tout, ni par conséquent une seule partie d’un tout qui n’ait souffert ; sais-tu, mon ami, ce que tes plus anciens prédécesseurs ont fait. Par une longue observation, par une expérience consommée, par un tact exquis, par un goût, un instinct, une sorte d’inspiration donnée à quelques rares génies, peut-être par un projet naturel à un idolâtre d’élever l’homme au-dessus de sa condition et de lui imprimer un caractère divin, un caractère exclusif de toutes les contentions de notre vie chétive, pauvre, mesquine et misérable, ils ont commencé par sentir les grandes altérations, les difformités les plus grossières, les grandes souffrances. (Préambule du Salon de 1767, Ver. 524-5)
C’est un vieux conte, mon ami, que pour former cette statue, vraie ou imaginaire, que les Anciens appelaient la règle et que j’appelle le modèle idéal ou la ligne vraie, ils aient parcouru la nature, empruntant d’elle, dans une infinité d’individus, les plus belles parties dont ils composèrent un tout. Comment est-ce qu’ils auraient reconnu la beauté de ces parties ? De celles surtout qui rarement exposées à nos yeux, telles que le ventre, le haut des reins, l’articulation des cuisses ou des bras, où le poco più et le poco meno sont sentis par un si petit nombre d’artistes, ne tiennent pas le nom de belles de l’opinion populaire que l’artiste trouve établie en naissant et qui décide son jugement ? Entre la beauté d’une forme et sa difformité, il n’y a que l’épaisseur d’un cheveu ; comment avaient-ils acquis ce tact, qu’il faut avoir avant que de rechercher les formes les plus belles éparses, pour en composer un tout, voilà ce dont il s’agit. Et quand ils eurent rencontré ces formes, par quel moyen incompréhensible les réunirent-ils ? (Préambule du Salon de 1767, Ver. 526)
Zeuxis peignant les filles de Crotone, 1525, enluminure d’un manuscrit du Roman de la rose, New York, The Pierpont Morgan Library, ms M0948, folio 159
Qui est-ce qui leur inspira la véritable échelle à laquelle il fallait les réduire ? Avancer un pareil paradoxe, n’est-ce pas prétendre que ces artistes avaient la connaissance la plus profonde de la beauté, étaient remontés à son vrai modèle idéal, à la ligne de foi, avant que d’avoir fait une seule belle chose. Je vous déclare donc que cette marche est impossible, absurde. Je vous déclare que, s’ils avaient possédé le modèle idéal, la ligne vraie dans leur imagination, ils n’auraient trouvé aucune partie qui les eût contentés à la rigueur. Je vous déclare qu’ils n’auraient été que portraitistes de celle qu’ils auraient servilement copiée. Je vous déclare que ce n’est point à l’aide d’une infinité de petits portraits isolés, qu’on s’élève au modèle original et premier ni de la partie, ni de l’ensemble et du tout ; qu’ils ont suivi une autre voie, et que celle que je viens de prescrire est celle de l’esprit humain dans toutes ses recherches. (Suite du précédent.)