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Démographie: paradigmes et modèles

Démographie: paradigmes et modèles. Daniel Courgeau Ined. Introduction. La démographie a développé depuis sa naissance au XVIIème siècle un certain nombre de paradigmes qui ont entrainé la mise en place de modèles de type très différents.

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Démographie: paradigmes et modèles

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  1. Démographie: paradigmeset modèles Daniel Courgeau Ined

  2. Introduction • La démographie a développé depuis sa naissance au XVIIème siècle un certain nombre de paradigmes qui ont entrainé la mise en place de modèles de type très différents. • Nous allons les examiner successivement ici. Nous verrons s’ils peuvent se compléter ou, au contraire, s’ils présentent des différences qui vont les rendre incomparables comme le prétend Kuhn en 1962 pour les paradigmes de la physique. • Nous conclurons sur une possibilité ou une impossibilité de cumulativité en démographie.

  3. Le paradigme transversal • Le premier paradigme, dit transversal, examine la population à un moment donné. Il considère que les phénomènes démographiques ont une existence indépendante des individus qui les vivent et s’expliquent par les caractéristiques économiques, politiques, sociales, religieuses, etc., de la société. • Il va utiliser le modèle de régression qui a été mis en place dès le début du XIXème siècle par Gauss, Legendre et Laplace. Celui-ci était alors utilisé essentiellement à l’étude des phénomènes astronomiques ou géodésiques. Son application aux sciences sociales a nécessité un long cheminement au cours de ce siècle.

  4. C’est finalement Durkheim qui l’appliqua à la fin du XIXème siècle. Le modèle appelé ‘des variations concomitantes’ est en fait une régression sur variables agrégées Nous donnons ici son application à des données du registre de population norvégien . Nous avons réalisé une régression entre le taux de migration de chacune des 19 régions et leur proportion d’agriculteurs à 22 ans. Elle permet d’estimer une probabilité de migrer de 0,60 pour les agriculteurs et de 0,12 pour les autres professions. Figure 1 : Modèle au niveau agrégé, indiquant la variation du pourcentage de migrants en Norvège, lorsque la proportion d’agriculteurs présents dans les régions augmente

  5. Ce résultat peut paraître surprenant étant donné le coût tant financier que personnel d’un changement de région pour les agriculteurs. Nous verrons plus loin une autre interprétation que l’on peut en donner. Indiquons ici que l’utilisation de ce paradigme conduit à un certain nombre de problèmes méthodologiques. Il peut d’abord conduire à une erreur écologique, lorsque l’on pense que ces résultats sont directement interprétables en termes de comportements individuels. Robinson a clairement montré en 1950 que l’on ne pouvait utiliser une corrélation écologique calculée au niveau agrégé comme substitut d’une corrélation au niveau individuel. Certains indices synthétiques que l’on peut élaborer en démographie, tel que l’indice synthétique de premier mariage, qui devraient par définition être inférieurs ou égaux à l’unité, sont parfois bien supérieurs: ainsi pour les premiers mariages il est plus grand que 1,5 pour l’année 1946.

  6. Le paradigme longitudinal • A la fin de la seconde guerre mondiale le paradigme longitudinal se met en place et évite l’objection adressée au paradigme transversal sur les indices synthétiques. Cette analyse est proposée par Henry en France et Welpton aux Etats-Unis et a prévalu jusqu’à la fin des années 1970. • Son paradigme peut s’énoncer ainsi: le démographe ne peut étudier que l’arrivée d’un événement, et d’un seul, dans une population qui conserve tous ses caractères et les mêmes tant que le phénomène se manifeste. • Pour que ce postulat soit vérifié, il est nécessaire qu’il y ait d’abord indépendance entre le phénomène étudié et les phénomènes perturbateurs. • Une seconde condition est également nécessaire: il faut que la cohorte soit homogène.

  7. On va dès lors considérer une cohorte que l’on va suivre d’un instant initial, souvent sa naissance, jusqu’à son extinction. Cela permet de traiter les différents phénomènes séparément. Une telle analyse ne conduit plus aux objections faites au paradigme transversal sur les indices synthétiques: ils sont toujours inférieurs ou au plus égaux à l’unité. Les modèles vont relier les quotients estimés à leur valeur calculée à partir d’un petit nombre de caractéristiques théoriques. Ainsi pour la constitution de la famille les notions de fécondabilité, de temps mort, de mortalité intra-utérine, de stérilité, de contraception, etc., sont utilisées pour reconstituer les quotients mensuels de fécondité. Louis Henry a pu écrire en 1972: Ici il ne s’agit pas seulement de démêler un écheveau embrouillé de relations: le modèle approche assez de la réalité pour remplacer l’expérience et conduire à des conclusions assez sûres sur ce qu’est et n’est pas cette réalité.

  8. Cependant les deux conditions de validité d’une analyse longitudinale vont poser des problèmes insolubles sous ce paradigme. Le fait reconnu qu’unepopulation n’est pas homogène conduit à décomposer la population étudiée en un nombre toujours croissant de sous-populations plus homogènes. On va alors se trouver en présence de groupes trop restreints dont le faible effectif va empêcher toute analyse sérieuse. Pour la condition d’indépendance, il n’est pas possible de considérer les phénomènes indépendamment les uns des autres. De plus comme le paradigme utilisé ne permet l’étude que d’un événement et d’un seul, on se trouve dans l’impossibilité d’étudier les sorties par événements compétitifs tels que les études de mortalité par cause, de la sortie du célibat par mariage ou par cohabitation, etc. Il est dès lors nécessaire de remettre en cause ce paradigme et d’en poser un nouveau. Cela se produit au début des années 1980 avec Trussell aux Etats Unis et moi-même en France.

  9. Le paradigme biographique • Un changement de point de vue est alors nécessaire: on ne va plus travailler sur des populations homogènes et des événements indépendants, mais on va étudier les trajectoires individuelles entre un certain nombre d’états. • Le nouveau paradigme peut alors s’énoncer ainsi: un individu parcourt, tout au long de sa vie, une trajectoire complexe, qui dépend à un instant donné, de sa trajectoire antérieure et des informations qu’il a pu acquérir dans son passé. • Les événements étudiés n’ont plus de raison d’être indépendants entre eux, mais c’est au contraire une analyse de dépendance entre eux qui constituera l’une des nouveautés de l’analyse biographique. • C’est maintenant l’analyse de l’hétérogénéité des populations sous forme dynamique et non plus statique, comme dans l’analyse transversale, que va réaliser l’analyse biographique.

  10. Les modèles utilisés vont permettre une régression, non plus sur les données du moment, mais sur desprocessus temporels complexes Reprenons ici l’analyse précédente et voyons comment vont migrer les agriculteurs et les non agriculteurs en Norvège. Cette fois-ci la probabilité de migrer est de 0,09 pour les agriculteurs contre 0,15 pour les autres professions. Ce modèle vient donc contredire les résultats du modèle transversal . Il est cependant plus proche de ce que l’on pourrait attendre des constatations de coût plus élevé pour les agriculteurs.

  11. Contrairement aux modèles transversaux qui présentaient le risque d’erreur écologique, ces modèles vont présenter le risque d’erreuratomiste. En effet, le paradigme biographique fait intervenir, pour expliquer les comportements individuels, les caractéristiques de l’individu à la fois internes et externes à la démographie. On ignore dans ce cas le contexte plus général dans lequel ces conduites se produisent. Il paraît fallacieux d’isoler l’individu des contraintes imposées, consciemment ou non, par la société. Ce risque d’erreur a été reconnu depuis 1961 par les sociologues Lazarsfeld et Menzel, qui montraient la nécessité de définir avec précision les divers types de groupes, communautés, organisations, etc. En considérant une pluralité de niveaux, nous pouvons quitter l’approche dualiste qui oppose l’individu à la société. Il n’y a alors plus de sens à choisir entre holisme et individualisme pour les sciences sociales.

  12. Le paradigme multiniveau • Un nouveau changement de point de vue s’est produit dans certaines sciences sociales environ cinq ans après la mise en place du paradigme biographique. • L’approche contextuelle, complétée par une approche vraiment multiniveau permet de résoudre les problèmes précédents. • La première approche va chercher à prédire un comportement individuel à l’aide à la fois des caractéristiques individuelles et des caractéristiques de groupes auxquels ces individus appartiennent. • Elle permet donc de séparer les effets individuels, contextuels et écologiques qui jouent sur le phénomène étudié et de les interpréter correctement.

  13. Figure 3: Modèle contextuel indiquant la probabilité de migrer des agriculteurs et des non agriculteurs en fonction de la proportion d’agriculteurs dans les zones • Reprenons l’exemple précédent en faisant intervenir non seulement le fait que l’individu soit agriculteur ou non, mais également le pourcentage d’agriculteurs présent dans la région où il vit dans un modèle logit contextuel. • Le fait d’être agriculteur réduit comme dans le modèle biographique, sa probabilité de migrer. Mais le fait de vivre dans une région où le pourcentage d’agriculteurs est important va seulement augmenter les chances de migrer d’un non agriculteur sans modifier celle d’un agriculteur. • Cela permet de réconcilier certains résultats discordants obtenus avec le paradigme transversal et le paradigme biographique.

  14. Cependant cette combinaison conduit à une interprétation différente du résultat agrégé. Le fait que la probabilité de migrer de l’ensemble de la population augmente avec le pourcentage d’agriculteurs n’est pas la conséquence d’une augmentation de la probabilité de migrer des agriculteurs, comme l’interprétait l’analyse transversale. Il s’agit au contraire d’une augmentation de la probabilité de migrer des autres professions, comme l’indique l’analyse contextuelle. Cependant les modèles contextuels supposent que les comportements des individus à l’intérieur d’un même groupe sont indépendants entre eux. En fait il est plus vraisemblable que le risque encouru par un individu d’un groupe donné dépende des risques rencontrés par les individus du même groupe. Les modèles multiniveau permettent de répondre correctement à ces questions.

  15. Le modèle multiniveau permet de trouver un compromis entre un modèle n’imposant aucune contrainte à ses estimateurs, mais ne permettant guère une estimation significative, et un modèle avec de trop fortes contraintes dont on ne peut guère tester la validité. Les trois graphiques suivants, qui portent les résultats pour chaque région, illustrent toujours dans le cas norvégien ces trois possibilité. Le premier porte les résultats du modèle contextuel, qui conduit à des segments tous concourant au même point, illustrant les contraintes imposées par ce modèle. Le second porte les résultats d’un modèle séparé par région: les probabilités de migrer ne sont significativement différentes que pour 7 régions sur 19, montrant que ce modèle sans contraintes n’apporte guère de résultats significatifs. Enfin le troisième est un modèle multiniveau qui représente bien mieux que le modèle contextuel la variété des résultats, et permet de représenter avec peu de variables, significatives cette fois-ci, la réalité.

  16. Modèle contextuel Modèle estimé séparément pour chaque région Modèle multiniveau

  17. Ce dernier modèle représente toujours correctement l’effet de la variable contextuelle ‘proportion d’agriculteurs’ seulement sur la probabilité de migrer des non agriculteurs. Il va ajouter des variances et covariances entre les aléas au niveau des zones, réduites par les caractéristiques contextuelles, mais toujours significatives. Une telle analyse multiniveau contextuelle permet de travailler sur des données biographiques situées dans un espace multiniveau. Le nouveau paradigme va donc toujours considérer que le comportement d’un individu dépend de son histoire passée, dans toute sa complexité, mais il va ajouter que ce comportement peut également dépendre de contraintes extérieures exercées sur l’individu, que celui-ci en soit conscient ou non.

  18. Bien entendu cette analyse pose encore certains problèmes. Le premier problème touche la pertinence de certains niveaux d’agrégation habituellement utilisés. Si des niveaux comme celui du ménage semblent parfaitement pertinents, d’autres comme certains découpages géographiques peuvent l’être moins. Cependant c’est sur eux que pose le recueil habituel des données. Le second problème est lié à l’approche finalement individuelle prise ici: c’est par rapport à l’individu que les différents niveaux d’agrégation sont pris. Comment expliquer dans ces conditions les changements survenus dans règles qui prévalent dans les niveaux supérieurs? Le troisième problème est lié à la complexité de la structure sociale des groupes considérés, qu’il est difficile de considérer comme homogènes. Seule la mise en place d’un paradigme à venir répondra à ces questions.

  19. Conclusions • Nous avons ainsi parcouru trois siècles et demi de l’histoire de la démographie et montré les divers paradigmes apparus au cours de ce parcours. • Kuhn en 1962, examinant les différences entre paradigme newtonien et relativiste, constate que l’on peut être assuré que les différences entre les paradigmes successifs sont à la fois nécessaires et inconciliables. • Il nous parait cependant nécessaire de distinguer entre: a) cumulativité des paradigmes et b) cumulativité des connaissances acquises au sein de paradigmes différents. • A priori non-cumulativité des paradigmes n’exclut pas la cumulativité des connaissances obtenues au travers de paradigmes différents.

  20. Les connaissances de la mécanique classique ne sont pas annulées par la théorie de la relativité. De même les connaissances acquises par l’analyse longitudinale ne le sont pas par l’analyse biographique. On peut donc dire que chaque nouveau paradigme vient compléter le précédent pour pouvoir traiter des cas sortant du champ de celui-ci, tout en conservant en partie certains résultats obtenus avec celui-ci. Cependant cette conservation n’est que partielle car le nouveau paradigme permet des raisonnements plus précis et détaillés que les précédents, comme nous l’a montré l’exemple norvégien. La cumulativité des paradigmes va don être non linéaire, car les objets traités par les différents paradigmes sont différents entre eux. Ainsi l’analyse transversale ignore le temps vécu par un individu, alors que l’analyse longitudinale et biographique est centrée sur ce temps.

  21. Ainsi chacun des paradigmes ne permet de raisonner que sur ses propres objets, mais il est parfaitement cohérent par rapport à eux, comme les divers ouvrages d’analyse démographique l’ont montré depuis le XVIIème siècle. Il existe cependant une relation non linéaire entre eux qui peut être interprétée comme une cumulativité. Ainsi Agazzi en 1985, dépassant la position de Kuhn, montre que: le progrès scientifique ne consiste pas en une relation purement logique entre théories, et en plus cette relation n’est pas linéaire. Cependant ce progrès existe et peut même être interprété comme cumulatif, dans la mesure où l’on n’oublie pas que chaque théorie scientifique est seulement vraie pour ses propres objets spécifiques. Nous ne pouvons pas présenter ici en détail sa démonstration. Indiquons seulement qu’il distingue deux types d’objets: un premier qui dépend fortement du contexte de la théorie et un autre qui constitue sa part référentielle.

  22. En démographie les divers événements traités constituent la part référentielle, alors que les relations supposées entre ces objets en constituent la part contextuelle. Ces relations dépendent fortement du paradigme utilisé pour les traiter. Il en résulte une possibilité de comparaison entre théories car elles ont la même part référentielle et c’est ce qui en constitue la cumulativité non linéaire et partielle, car la part contextuelle est différente. Comme le dit Granger en 1994: le fait humain ne peut certes être scientifiquement connu qu’à travers une pluralité de géométrals, mais à la condition toutefois que soit découverte l’opération contrôlable qui le restitue à partir d’eux stéréoscopiquement. Il nous semble que la pluralité des paradigmes observés en démographie corresponde bien à cette pluralité de géométrals et que les relations que nous avons dégagées entre eux en permettent un début de restitution stéréoscopique fort prometteuse pour l’avenir.

  23. Travaux à consulter • Agazzi: Commensurability, incommensurability and cumulativity in scientific knowledge, Erkenntnis, 1985. • Courgeau et Lelièvre: Analyse démographique des biographies, 1989, Ined. • Courgeau: Du groupe à l’individu. Synthèse multiniveau, 2004, Ined. • Courgeau: Paradigmes démographiques et cumulativité, in La cumulativité du savoir en sciences sociales, 2009, Editions de l’EHESS. • Courgeau: Probability and social sciences, 2012, Springer. • Durkheim: Les règles de la méthode sociologique, 1895, Alcan. • Granger: Formes, opérations, objets, 1994, Vrin. • Henry: Démographie, analyse et modèle, 1972, Larousse. • Kuhn: The structure of scientific revolutions, 1962, The University of Chicago Press. • Lazarsfeld et Menzel: On the relation between individual and collectives properties, in Complex organizations, 1961 , Holt, Reinhart, Winston.

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