EDUQUER PAR TEMPS DE CRISE : Quelles valeurs ? Quelles perspectives ? Quels repères ?

1. EDUQUER PAR TEMPS DE CRISE : Quelles valeurs ? Quelles perspectives ? Quels repères ? Philippe Meirieu

2. 1954 : Hannah Arendt décrit « la crise de l ’éducation » aux États-Unis dans La crise de la culture : • Dans « le Nouveau Monde », les hommes ont renoncé à transmettre la tradition, • les adultes n ’exercent plus leur autorité, de crainte d ’abuser d ’un pouvoir arbitraire, • la dénivellation entre l ’adulte et l ’enfant s ’estompe...

3. Les enfants, livrés à eux-mêmes sont soumis à la tyrannie de leurs pairs ; • dans ces conditions, ils n ’ont guère le choix qu ’entre le conformisme et la délinquance… Il faut donc impérativement...  restaurer l ’autorité de l ’adulte,  protéger l ’enfant des agressions du monde,  lui transmettre la culture dans laquelle il est accueilli et sans laquelle il sera complètement démuni.

4. En 1991, Russell Banks écrit dans son roman De beaux lendemains « Nous avons tous perdu nos enfants. Pour nous, c ’est comme si tous les enfants d ’Amérique étaient morts. Regardez-les, bon Dieu, violents dans les rues, comateux dans les centres commerciaux, hypnotisés devant la télé. Dans le courant de mon existence, il s ’est passé quelque chose de terrible qui nous a ravi nos enfants. (…) J ’ignore quelles sont les causes et quels sont les effets; mais les enfants ont disparu, ça je le sais...

5. Et le mieux que nous puissions faire pour eux - et pour nous - c ’est de rager contre ce qui les a pris. Même si nous ne savons pas à quoi ça ressemblera quand la fumée se dissipera, nous savons que cette rage, pour le meilleur et pour le pire, engendre un avenir. Les victimes sont ceux qui ont renoncé à l ’avenir…. »

6. Et nous ne pouvons pas renoncer à l ’avenir. Nous n ’en avons pas le droit. L ’existence même de nos enfants nous l ’interdit. Nous portons la responsabilité de l ’avenir… Nous devons transmettre à nos enfants les principes qui permettront au monde de durer plus que nous… C ’est le « principe de responsabilité » décrit par le philosophe Hans Jonas.

7. « L ’homme dégénèrerait sans l ’enfant qui l ’aide à s ’élever. »Maria Montessori,L ’enfant

8. PLAN Éduquer par temps de crise... • I - La crise de l ’éducation aujourd’hui… • II - Revenir aux fondamentaux éducatifs… • III - Quels repères pour quelles perspectives...

9. I - La crise de l ’éducation aujourd’hui... 1) La disparition d ’une référence morale unique. 2) L ’accélération de l ’histoire et la déliaison transgénérationnelle. 3) L ’enfant entre bébé tyrannique et adulte prématuré. 4) L ’adulte entre crispation autoritariste et laxisme démagogique.

10. II - Revenir aux fondamentaux éducatifs... 1) La naissance fondatrice. 2) L ’égocentrisme initial. 3) Faire exister le monde. 4) L ’apprentissage de l ’altérité. 5) La renonciation à la toute puissance.

11. la naissance fondatrice - l ’égocentrisme initial - faire exister le monde - l ’apprentissage de l ’altérité - la renonciation à la toute puissance 1) La naissance fondatrice : • « L ’homme est un être-pour-la-naissance » (Hannah Arendt)… La naissance, c ’est la continuité du monde. • La naissance est un processus continu d ’arrachement à la nostalgie du bonheur solitaire prénatal. • La naissance, c ’est l ’émergence d ’un sujet qui se dote de projets.

12. la naissance fondatrice - l ’égocentrisme initial - faire exister le monde - l ’apprentissage de l ’altérité - la renonciation à la toute puissance 2) L ’égocentrisme initial : • L ’enfant qui vient est toujours un « enfant-roi ». • Pour lui, le monde n ’existe qu ’à travers sa propre subjectivité ; tout ce qui advient est réinterprété à partir d ’elle. • L ’extériorité n ’existe pas...

13. la naissance fondatrice - l ’égocentrisme initial - faire exister le monde - l ’apprentissage de l ’altérité - la renonciation à la toute puissance 3) Faire exister le monde : • L ’enfant doit découvrir progressivement que le monde lui résiste et ne dépend pas entièrement de lui. • Il doit renoncer à tout interpréter. • Il doit entendre la résistance des êtres et des choses.

14. la naissance fondatrice - l ’égocentrisme initial - faire exister le monde - l ’apprentissage de l ’altérité - la renonciation à la toute puissance 4) L ’apprentissage de l ’altérité : • L ’autre n ’existe d ’abord que pour satisfaire le désir de l ’enfant. • Le « visage de l ’autre » (Emmanuel Lévinas) est une interpellation à la fois impérative (« Il est là! ») et mystérieuse (« Je ne sais jamais vraiment qui il est… », car la conscience d ’autrui m ’échappe radicalement ). • L ’enfant doit apprendre à entrer en relation avec l ’autre, à collaborer avec lui, à le reconnaître à la fois comme « semblable » et « différent ».

15. « C ’est véritablement une tâche gigantesque qui se trouve assignée à chaque homme à tout instant. Il s ’agit de tenir sous contrôle ses préventions, son plein de désirs, de pulsions, d ’espoirs et d ’intérêts, et suffisamment pour que l ’autre ne devienne pas invisible ou ne demeure pas invisible.Qu ’on puisse donner raison à l ’autre, qu ’on doive avoir tort contre soi-même et contre ses propres intérêts, voilà qui n ’est pas facile à comprendre. » Hans-Georg Gadamer, L ’héritage de l ’Europe

16. la naissance fondatrice - l ’égocentrisme initial - faire exister le monde - l ’apprentissage de l ’altérité - la renonciation à la toute puissance 5) La renonciation à la toute-puissance : • L ’enfant croit que « son désir fait loi ». • Il ne supporte pas que son désir puisse être entravé. • Il est toujours tenté par « le passage à l ’acte » immédiat… C ’est « l ’enfant-bolide » (Francis Imbert) qui domine le monde en exigeant « tout tout de suite ». • L ’éducation doit donc être éducation au sursis, apprentissage de larenonciation à la violence, fondation d ’un ordre où le désir ne fait pas nécessairement loi.

17. « Pour commencer, il fallut d ’abord poser les lances. C ’est ainsi que le clan, la tribu, les peuples ont su - et c ’est ainsi que, demain, dans notre monde dit civilisé, les classes, les nations et aussi les individus doivent savoir - s ’opposer sans se massacrer et s ’affronter sans se sacrifier les uns les autres. (…) Les Chroniques d ’Arthur racontent comment le Roi Arthur, avec l ’aide d ’un charpentier de Cornouailles, inventa cette merveille de la cour miraculeuse autour de laquelle les chevaliers ne se battirent plus. » Marcel Mauss, Essai sur le don

18. III - Quels repères pour quelles perspectives... 1) Naître au monde. 2) Naître à la loi. 3) Naître au possible. 4) Naître à la volonté. 5) Naître au politique.

19. Naître au monde - Naître à la loi - Naître au possible - Naître à la volonté - Naître au politique 1) Naître au monde • Le monde n ’existe pas… • Réalité et fiction s ’entremêlent aujourd’hui en permanence… • L ’enfant vit dans la toute-puissance du désir et le passage à l ’acte permanent...

20. Superman ne viendra jamais sauver le monde… Bruce Willis n ’existe pas… Nous devons sortir de l ’imaginaire, ne plus confondre le monde avec un film ou un jouet...

21. Naître au monde - Naître à la loi - Naître au possible - Naître à la volonté - Naître au politique Pour naître au monde… il faut : • Sortir de la relation duelle et du conflit entre les désirs qui s ’affrontent… • Introduire des médiations, du « tiers médiateur »… • « Faire ensemble » pour retrouver la résistance des choses… • Se donner des projets pour se mettre à l ’écoute, à travers eux, d ’une autorité qui incarne le monde et ne relève plus du caprice des hommes...

22. « Il faut savoir ce que tu veux. Si c ’est te faire aimer d ’eux, apporte des bonbons. Mais le jour où tu viendras les mains vides, ils te traiteront de grand dégueulasse. Si tu veux faire ton travail, apporte leur une corde à tirer, du bois à casser, des sacs à porter. L ’amour viendra ensuite et là n ’est pas ta récompense. » Fernand Deligny, Graine de crapule

23. Naître au monde - Naître à la loi - Naître au possible - Naître à la volonté - Naître au politique 2) Naître à la loi • Découvrir que les règles « ne tombent pas du ciel » mais sont requises par le projet poursuivi en commun… • L ’adulte n ’est pas la règle ; il y amène... • L ’interdit autorise… • L ’obéissance est promesse de liberté...

24. Naître au monde - Naître à la loi - Naître au possible - Naître à la volonté - Naître au politique 3) Naître au possible • Ce qui interdit l ’accès à la liberté, c ’est l ’enfermement dans le donné… • Cet enfermement est d ’autant plus puissant qu ’il est relayé par un groupe qui, pour permettre au sujet de sortir de sa solitude, exerce son emprise sur lui… • Il faut donc que l ’adulte fasse alliance avec l ’enfant pour lui permettre d ’échapper à toutes les formes de fatalité...

25. Naître au monde - Naître à la loi - Naître au possible - Naître à la volonté - Naître au politique 4) Naître à la volonté • La liberté ne peut advenir que si le sujet « se met en jeu »… • « Se mettre en jeu » suppose que la volonté soit formée… • La volonté permet, non de nier le désir, mais de le mettre à l ’épreuve de la loi… • Pour exercer sa volonté, il faut donc travailler sur le rapport entre le désir et la loi...

26. Naître au monde - Naître à la loi - Naître au possible - Naître à la volonté - Naître au politique Le travail sur le désir et la loi ne peut s ’effectuer que si l ’enfant symbolise ses désirs, se les représente et les tient à distance... Cela nécessite le passage par les formes culturelles de représentation symbolique (contes, mythes, etc…).

27. « Nous avons besoin de fils d ’Homère parcourant le monde, scandant, d ’une sorte de rythme humain, le vacarme strident, atténuant notre épouvante. » John Dos Passos, L ’éboueur

28. Naître au monde - Naître à la loi - Naître au possible - Naître à la volonté - Naître au politique Le travail sur le désir et la loi ne peut s ’effectuer que si l ’enfant ritualise son activité, apprend la retenue qui, seule, permet d ’être présent à soi ... Cela nécessite la construction de rituels où la personne découvre la maîtrise de soi et la densité du geste.

29. « L ’absurde se nomme. Le désespoir se chante. Tout vient se perdre dans les mots et y ressusciter. » Brice Parain, Recherches sur la nature et les fonctions du langage

30. Naître au monde - Naître à la loi - Naître au possible - Naître à la volonté - Naître au politique 5) Naître au politique • La société n ’existe pas… • La société n ’est pas la communauté… • La somme des intérêts individuels ne constitue pas le bien commun… • La polis n ’est pas spontanée : elle doit être construite… • L ’éducation doit donc être éducation au politique...

31. Naître au monde - Naître à la loi - Naître au possible - Naître à la volonté - Naître au politique L ’éducation au politique relève d ’abord de la « reconnaissance » d ’autrui : elle passe par les formes ritualisées du « salut » et de la politesse ... Cela nécessite l ’apprentissage de du « respect » d ’autrui : ne plus avoir peur de l ’autre, ne plus le vivre comme un danger, mais comme un être à la fois semblable et différent...

32. « A un moment donné, prévu, attendu, le travail cesse. Généralement, les participants se disposent en cercle. Un président de séance est désigné. Un secrétaire de séance note les sujets abordés et les décisions prises sur un cahier. Le président assure l ’ordre qui permettra à chacun d ’être entendu de tous. Un rituel stable, des « maîtres mots » organisent la réunion. Le temps est limité. Très simplement, les enfants et le maître parlent de leur vie scolaire quotidienne et s ’efforcent de l ’améliorer. C ’est peut-être là l ’important : prendre en charge leur propre administration, leur présent, leur avenir. » F. Oury et A. Vasquez, Vers une pédagogie institutionnelle

33. Naître au monde - Naître à la loi - Naître au possible - Naître à la volonté - Naître au politique L ’éducation au politique relève aussi de l ’apprentissage de la différence entre la sphère privée et la sphère publique ... Cela nécessite la construction progressive d ’institutions où se construise du collectif et où se découvre le fait que « l ’obéissance à la règle qu ’on s ’est soi-même prescrite est liberté » (Rousseau).

34. « Le plus grand mal que tu puisses leur faire, c ’est de promettre et de ne pas tenir. D ’ailleurs, tu le paieras cher et ce sera justice. » Fernand Deligny, Graine de crapule

35. Conclusion… provisoire « La crise de l ’éducation »... un danger majeur pour nos sociétés qui peuvent : Soit se laisser tenter par un retour à l ’autoritarisme dogmatique... Soit se dissoudre dans le communautarisme ou l ’individualisme...

36. « Peut-on revenir à l ’ancienne vie que nous avons connue, ou faut-il lui dire jamais adieu ? Eh bien, maintenant, je tenais la réponse. L ’ancienne vie a bel et bien disparu et c ’est perdre son temps que de chercher à la retrouver. Jonas ne rentrera jamais dans le ventre de la baleine… » George Orwell, Un peu d ’air frais

37. « La crise de l ’éducation »... une chance pour nos sociétés qui peuvent : Chercher à dépasser les enfermements et les affrontements pour réidentifier les repères fondateurs du « vivre ensemble ». Retrouver les fondamentaux de l ’éducation : « lier, délier, relier »...

38.  LIER : L ’enfant doit être intégré dans la société qui l ’accueille, en maîtriser les coutumes et les langages…  DELIER: Pour que l ’intégration ne soit pas assujettissement, l ’enfant doit pouvoir découvrir d ’autres univers, prendre ses distances, accéder à la pensée critique.  RELIER : L ’éducation doit permettre, enfin, à chaque sujet de se relier librement aux autres dans la reconnaissance de leur commune humanité.