E N D
Chapitre 7 La nouvelle vie Un soleil éclatant perce à travers les hautes fenêtres de la chambre au fur et à mesure que la bonne de la maison fait glisser les draperies de velours et entrouvre les vitraux pour aérer ce luxueux appartement. Une brise légère souffle vers le lit où Édith dort encore. Le bruit strident produit par les anneaux de draperies glissant sur les longues tringles de métal au-dessus des fenêtres et que la bonne ne tente aucunement d’atténuer, la soustrait de son sommeil pourtant si bienfaisant. Ouvrant les yeux lentement et regardant vers le plafond, elle est éblouie par la beauté du faîte du lit baldaquin où elle a passé la nuit. Devant ce faste elle tarde à réaliser où elle est et… comment et… pourquoi elle s’y trouve. Puis, la réalité la frappe soudainement, elle pousse un cri de frayeur qui fait sursauter la bonne qui accourt vers elle précipitamment. – Qu’est-ce qui t’arrive, petite ? Un cauchemar ? Tu m’as fait une de ces peurs, tu sais ! lui avoue la bonne.
– Qu’est-ce que je fais donc dans ce lit ? Où suis-je ? Comment suis-je arrivée ici ? Édith bondit hors du lit. Elle frise la panique ; ne connaissant pas la chambre où le monsieur de race noire l’avait portée dans ses bras la veille et déposée délicatement sur le lit. La bonne s’approche tout doucement de la petite et l’invitant à s’asseoir sur le bord du lit, elle entreprend de lui expliquer son aventure. – Écoute-moi bien, petite ! Monsieur Goldberg t’a cueillie hier sur la grande avenue avant que les policiers ne le fassent et t’amènent au poste pour vagabondage. Tu dois te compter très fortunée que mon « maître » t’ait aperçue, errant sur le coin de la rue. Et si la police ne t’avait pas appréhendée, c’aurait été des jeunes voyous circulant dans ce quartier malfamé qui auraient mis le grappin sur de la jeune peau fraîche comme toi, je t’assure ! Mais, ma foi, que faisais-tu sur ce coin rue, seule avec ton sac d’école ? Tu es en fugue, n’est-ce pas ? Écoutant avec un intérêt quand même soutenu cette explication de la dame dont le ton est très affable, Édith demeure stupéfiée et totalement figée. Elle croyait réentendre les sermons interminables de David quand celle-ci tenta de fuir ou pour lui faire des réprimandes pour quelques erreurs ou pour un travail mal effectué.
– Tu seras bien ici, tu verras ! Ton nom est bien Édith, n’est-ce pas ? Du moins, c’est ce qui est écrit à l’envers du rabat de ton sac d’école ? Oui, tu as de la chance, beaucoup de chance car tu seras bien traitée ici, chère Édith, aussi longtemps que tu obéisses et que tu te conduises comme on te l’enseignera. Tu es une très belle jeune fille et monsieur Goldberg sait bien apprécier la beauté de ses jeunes recrues. – Recrues ? Moi, une recrue ? Que voulez-vous dire, madame ? – Bon ! Je vois que tu n’as pas encore compris la situation. Monsieur Goldberg t’expliquera mieux que moi-même plus tard. J’ai préparé ton bain. Va dans la pièce d’à côté ! indique doucement la bonne et de poursuivre… – Tiens, tu enfileras ces vêtements. J’ai mis tes vieilles affaires aux poubelles ainsi que le costume usagé que tu portais à ton arrivée. Se retournant vivement vers Édith… – Au fait, quel âge as-tu, donc ? Il me semble que les recrues de monsieur Goldberg sont de plus en plus jeunes ! – J’ai eu 16 ans au printemps passé, madame ! et d’insister… – J’aimerais que vous m’expliquiez ce que vous avez dit tout à l’heure ! Que voulez-vous dire par « recrues » ? C’est un mot que je n’ai jamais entendu.
– Écoute bien, Édith. Je ne peux pas tout t’expliquer, ce matin. C’est le maître qui se réserve le droit d’initier ses recrues personnellement et de les instruire des règlements de la maison. Par contre, je peux t’assurer que tu seras très bien ici à la condition de respecter les consignes. Tu vois, c’est pas malin du tout. Ce sera très agréable et tu pourras te monter un joli compte en banque. N’est-ce pas que tu es privilégiée de te trouver dans cette maison ? Incidemment Édith, j’ai trouvé ce vieux billet canadien dans ton sac. Tu y tiens ? – Oh, oui, oui, madame ! C’est sûr ! C’est mon porte-bonheur… – Tiens, le voilà ! De toute façon, ici, il ne te sera pas utile. Eh bien maintenant, dans le bain, jeune fille ! Je reviendrai te chercher dans une heure pour le petit déjeuner avec monsieur Goldberg, d’accord ? Tu ferais mieux d’être disponible à ce moment-là… Malgré le luxe inouï de la chambre où Édith a passé la nuit, le peu de conversation de ce matin avec madame Hélène a réussi à susciter beaucoup trop d’interrogations dans son esprit pour en rester là. Le mot « recrue » par exemple l’a effarouchée… Donc, sans vraiment trop d’intérêt, Édith accepte alors avec une moue de petite fille déçue de se diriger vers la salle d’eau.
À peine a-t-elle jeté un premier coup d’œil qu’elle est estomaquée ! Elle n’en croit tout simplement pas ses yeux ! Elle reste ébahie devant la richesse qui se déploie devant elle. Le décor et l’éclairage se reflètent sur un mur recouvert de miroir... c’est sûr qu’elle n’a jamais vu rien de tel de sa jeune vie, sauf en photos dans ces fameux magazines au foyer d’accueil. Il n’en fallait pas plus pour lui confirmer que ces choses-là sont possibles et existent réellement dans le monde. Elle observe timidement le décor féerique de l’appartement, puis après s’être débarrassée de ses vêtements, elle est tentée de se laisser finalement glisser très lentement dans l’eau chaude et parfumée du bain-tourbillon. De minces filets d’eau, ici et là, caressent son corps. Quel bien-être de déesse ! Elle se dit à ce moment-là que les gens qui l’ont recueillie semblent avoir vraiment beaucoup de générosité et de délicatesse pour elle ! Donc, sans se préoccuper davantage pour le moment de tout ce qui lui arrive, elle se sent peu à peu envoûtée comme dans un de ses nombreux rêves, lorsqu’au foyer, elle s’endormait dans son petit lit après une dure journée de labeur.
Étrangement, Édith accueillait aujourd’hui tout ce qui lui arrivait comme une opportunité exceptionnelle que Dame Chance lui offrait. Fait plutôt surprenant, car au fond d’elle-même, notre fugueuse n’étant pas tout à fait dupe, se méfiait en principe des bontés et gentillesses des étrangers de façon générale, surtout celles d’Éric à l’orphelinat, qui tentait d’obtenir des faveurs illicites. Croyait-elle vraiment que cette fois-ci, tout était habituel et que seule la vie au foyer d’accueil était hors-norme ? Plusieurs minutes d’insouciance s’écoulèrent ; c’était bon de profiter de ces instants de douceur… Cependant l’arrivée de la bonne eut pour effet de la ramener promptement à la réalité. – Bon, ça va aller, mademoiselle ! Tu es propre comme un sous neuf ! Maintenant, enroule-toi dans ce drap de bain et je vais démêler tes cheveux.
Édith était une très jolie jeune fille avec une longue chevelure blonde qui encadrait de magnifiques yeux bleus aussi brillants que des étoiles. Son visage ovale lui donnait un air angélique ; c’est ce qui lui avait permis d’obtenir les faveurs de Billy et de l’aide de plusieurs personnes depuis son escapade. Elle était déjà « femme » et cela avait commencé à lui poser un problème à chaque mois, naturellement. Les vêtements que le foyer d’accueil lui avait fournis ne tenaient absolument pas compte du changement morphologique de son corps. – Tiens, petite ! Voici, c’est terminé ! dit la bonne, – Enfile ces vêtements… Oh, tiens donc, avec cette poitrine, un soutien-gorge est vraiment nécessaire. Attends-moi, je reviens ! sur ce, la bonne quitte rapidement la salle de bain pour y revenir aussi vite avec un assortiment de vêtements de base qu’elle pose sur un coin du comptoir. – Voilà ! Avec ça, tu as tout ce dont tu as besoin. Et presse-toi ! Tu ne dois surtout pas faire attendre monsieur Goldberg ! Pour laisser un peu d’intimité à la jeune fille, la bonne se retourne et la laisse à son sort.
Édith examinait avec ravissement les vêtements garnis de dentelles. Elle les touchait avec beaucoup de délicatesse comme si elle venait de trouver un trésor inestimable. Pour elle, c’était la culmination de tous ses rêves ! Et là, tout-à-coup, un éclair au milieu de ses idées de grandeur lui permet de revenir brutalement à la réalité. – Mais, qu’est-ce que je fais donc ici ? Qu’est-ce qui m’a pris de suivre cet homme sans m’interroger sur ses intentions ? Il fallait que je sois énormément fatiguée et à moitié endormie ? puis, pour justifier son geste… – Hum…, en tout cas, jusqu’à présent, je n’ai pas à me plaindre. La situation est loin d’être comme au foyer… Je suis très chanceuse ! Je n’ai jamais rien vu d’aussi chic ! On me traite vraiment bien ! Comme une princesse ! Puis, si ça ne me plaît plus ? Je n’aurai qu’à quitter cette maison ; c’est simple ! réfléchit-elle en continuant de s’habiller et de s’émerveiller devant chaque vêtement que madame Hélène lui a offert. Maintenant, bien mise, accompagnée de la « gouvernante », Édith descend le grand escalier qui conduit à l’étage pour se rendre jusqu’à la salle à dîner où monsieur Goldberg les attend confortablement assis à la table.
– Bon matin, petite ! Tu as bien dormi ? Viens ! Assieds-toi ! Nous allons causer tout en déjeunant ! lance « le patron », d’une voix qui ne laisse aucune ouverture à un refus, voire un argument. -Tu dois avoir une faim de loup. Bienvenue dans la maison Goldberg ! Hum !… Édith ? C’est bien ton nom, n’est-ce pas ? Timidement, Édith acquiesce d’un léger signe de tête, puis prend siège à l’endroit désigné par Monsieur Goldberg. – Alors, ma jolie, que faisais-tu donc à Harlem hier soir toute seule dans un quartier aussi malfamé que celui-là ? Tu ne sais donc pas à quel point c’est dangereux d’être victime de jeunes voyous ? Mais, enfin ! Laissons de côté, du moins pour l’instant, les interrogations. Tu es chez moi et en sécurité, c’est ce qui compte le plus, n’est-ce pas ?
Puis de façon plus solennelle comme pour établir davantage avec précision qu’il est le maître de la maison, il change le ton de sa voix. – Je ne sais pas d’où tu viens et encore moins où tu t’en allais. Ce n’est pas ce qui m’intéresse. Je conclus que si tu étais seule dans cette grande ville de New York et probablement en fugue, tu n’es sûrement plus intéressée à retourner d’où tu viens. Alors, ici, tu y trouveras ton compte. La consigne c’est que tu ne poses pas de questions et tu fasses ce que je te dis. On se comprend ? Tu seras très bien payée et traitée comme une reine. Mais, avant tout, pour réussir, tu devras suivre une formation… enfin… je veux dire apprendre la façon de te comporter avec mes invités… C’est très important ! Fin du Chapitre 7 À suivre… Tous Droits Réservés - 2006
Photos : Pierrette Beaulieu Trame musicale : Beethoven’s Silence by Ernesto Cortazar