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DU PROBLEME DE MOLYNEUX AU PROBLEME DE BACH-Y-RITA. Elisabeth Pacherie Institut Nicod EHESS-ENS. Quelle est la nature et l’origine de nos représentations spatiales ? La perception visuelle a-t-elle un caractère immédiatement spatial ?
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DU PROBLEME DE MOLYNEUX AU PROBLEME DE BACH-Y-RITA Elisabeth Pacherie Institut Nicod EHESS-ENS
Quelle est la nature et l’origine de nos représentations spatiales ? • La perception visuelle a-t-elle un caractère immédiatement spatial ? • Différentes modalités sensorielles peuvent-elles être porteuses d’une information spatiale commune ? • Quel est le rôle joué par la motricité dans la construction de représentations spatiales visuelles ou tactiles ?
Au dix-huitième siècle, le débat sur ces questions s’est cristallisé autour du célèbre problème de Molyneux. • Il a fasciné les plus grands esprits du temps —Locke, Berkeley, Hume, Leibniz, Condillac, Diderot, Voltaire, etc. • La plupart des philosophes du XVIIIème siècle établissaient un lien étroit entre théorie de l’esprit et théorie de la science, l’investigation des pouvoirs ou facultés de l’esprit étant censée nous éclairer sur le contenu possible ou à tout le moins sur les limites de la connaissance en général et de la connaissance scientifique en particulier. • La question de la connaissance de l’espace par l’esprit humain faisait l’objet d’un intérêt d’autant plus soutenu que les propriétés géométriques et spatiales jouaient un rôle fondamental dans la nouvelle physique galiléenne, puis newtonienne.
“Supposez un aveugle de naissance, qui soit présentement homme fait, auquel on ait appris à distinguer par le seul attouchement un cube d’un globe, du même métal et à peu près de la même grosseur, en sorte que lorsqu’il touche l’un et l’autre il puisse dire quel est le cube et quel est le globe ; supposez que le cube et le globe étant posés sur une table, cet aveugle vienne à jouir de la vue. On demande si en les voyant sans les toucher, il pourra les discerner, et dire quel est le globe et quel est le cube. (Locke, Essai sur l'entendement humain, II, ix, 8).
Berkeley • Dans l’Essai pour une nouvelle théorie de la vision, le problème de Molyneux est explicitement mentionné et traité dans les sections §132-137, mais les capacités perceptives des aveugles-nés sont évoquées précédemment à plusieurs reprises et la réponse donnée par Berkeley se fonde sur des thèses déjà longuement discutées et argumentées dans les sections précédentes.
Selon Berkeley, les idées immédiates de la vue et du toucher sont totalement hétérogènes. • Les idées de la vue ne possèdent aucune spatialité intrinsèque. • Les idées spatiales ont leur source uniquement dans le toucher et le mouvement (essentiellement l’exploration haptique et la proprioception). • Les idées visuelles ne renvoient que dérivativement à des idées spatiales. • Ce renvoi à des idées spatiales n’est possible qu’au terme d’un apprentissage au cours duquel nous avons appris à associer à certaines qualités de l’expérience visuelle ainsi qu’aux sensations de convergence et d’accommodation diverses idées spatiales (de forme, de taille, de distance) qui ont leur origine dans le toucher.
Berkeley donne deux justifications du privilège accordé au toucher vis-à-vis de la vision dans la connaissance spatiale. • En premier lieu, les idées tactiles ont l’avantage de la stabilité. Les idées tactiles de la forme et de la taille des objets extérieurs sont constantes, alors que les idées visuelles qui sont associées à un objet sont fluctuantes. • Deuxièmement, notre intérêt pour la réalité est pour Berkeley avant tout pragmatique. La réalité nous intéresse pour autant qu’elle affecte notre bien-être et donc influe sur notre comportement. Or nos sensations de plaisir et de peine dépendent de nos rencontres avec les qualités tangibles des corps extérieurs, non avec leurs qualités visibles.
Ce qui intéresse principalement Berkeley, ce ne sont pas les qualités phénoménales des différentes modalités perceptives, mais les informations sur la réalité qui peuvent ou non nous être directement données par l’une ou l’autre modalité. Pour Berkeley, seul le toucher nous donne un accès direct au réel.
Sont immédiates, au sens de Berkeley, les idées qui se produisent dans l’esprit directement au terme d’un processus purement physiologique ou organique, sans que la médiation de processus mentaux ou psychologiques soit nécessaire pour leur production. • Elles correspondent à ce que Helmholtz appellera plus tard les sensations, définies comme la contribution faite à notre expérience par les organes des sens préalablement à toute élaboration par l’esprit.
A la distinction entre idées immédiates et médiates, produits d’un processus purement physiologique et produits d’un processus ou interviennent des opérations proprement mentales, fait exactement écho la distinction entre processus non susceptibles d’être modifiés par l’apprentissage et processus susceptibles de l’être. • Ce présupposé de la fixité des sensations explique que la quasi-totalité des philosophes qui se sont intéressés au XVIIIe siècle à la question de Molyneux, aient admis que l’aveugle nouvellement opéré verrait, au sens où il aurait des sensations visuelles par hypothèse semblables à celles des autres hommes.
La thèse essentielle sur laquelle repose la réponse négative de Berkeley à la question de Molyneux est que l’expérience visuelle — autrement dit les sensations visuelles — n’a en elle-même aucun contenu spatial. • En termes plus berkeleyiens, les idées d’étendue, de figure et de mouvement ne constituent pas l’objet propre et immédiat de la vue, puisque “tout ce qui est proprement perçu par la faculté visuelle se réduit aux seules couleurs, à leurs variations et aux différents degrés d’ombre et de lumière” (1985, § 156, p. 280). • “Les plans ne sont pas plus que les solides l’objet immédiat de la vue. Ce que nous voyons au sens strict, ce ne sont pas des solides, ni même des plans diversement colorés, mais c’est seulement une diversité de couleurs” (1985, §158, p. 281).
La comparaison qu’établit le dernier paragraphe de l’Essai avec le langage est éclairante: • De même que les “sons d’une langue” n’ont en eux-mêmes aucune connexion nécessaire avec les significations qui leurs sont attachées, de mêmes les idées purement visuelles n’ont en elles-mêmes aucune connexion nécessaire avec les idées spatiales ; • De même, par conséquent, que c’est seulement au terme d’un apprentissage que nous associons à des sons donnés des significations déterminées, de même c’est seulement au terme d’un apprentissage que nous associons aux perceptions visuelles des idées spatiales ;
(3) De même que les règles de structuration du langage n’ont pas à être de même nature que les règles et lois qui gouvernent les relations entre les entités signifiées par le moyen du langage, de même le mode de structuration de nos perceptions visuelles n’a pas à être de même nature que le mode de structuration (géométrique) des propriétés spatiales ; et enfin (4) De même qu’il peut être extrêmement difficile voire impossible à quelqu’un “d’entendre prononcer à ses oreilles les mots de sa langue maternelle sans les comprendre [... et] de séparer le sens du son” (1985, §159, p. 182), de même, il peut être quasi-impossible de séparer les idées visuelles des idées spatiales auxquelles elles ont depuis le plus jeune âge été associées via le toucher.
Donc, pour en revenir au problème de Molyneux, demander si l’aveuglerecouvrant la vue serait capable sans les toucher de distinguer le cube et la sphère estéquivalent, du point de vue de Berkeley, à demander si une personne entendant pour lapremière fois les mots servant à désigner les cubes et les sphères dans une langue qu’ilignore, saurait immédiatement quel mot désigne quoi.
Leibniz : le raisonnement du géomètre • L’aveugle nouvellement opéré soumis au test devrait pouvoir aboutir à la bonne réponse par le raisonnement, en exploitant le fait que “dans le globe il n’y a pas de points distingués du côté du globe même, tout y étant uni et sans angles, au lieu que dans le cube, il y a huit points distingués de tous les autres” (Leibniz, Nouveaux Essais sur l'Entendement Humain, II, ix, p. 114). • Leibniz précise toutefois que pour que l’aveugle-né use de cet expédient, il faut qu’il ait été instruit préalablement de ce qu’il a devant lui un cube et une sphère, sans quoi il ne s’aviserait pas spontanément de faire le lien entre les impressions visuelles qu’il reçoit et ces idées.
Condillac: voir et regarder “Il ne suffit pas de répéter, d’après Locke, que toutes nos connaissancesviennent des sens : si je ne sais pas comment elles en viennent, je croiraiqu’aussitôt que les objets font des impressions sur nous, nous avons toutes lesidées que nos sensations peuvent enfermer, et je me tromperai. [...] Il semble qu’onne sache pas qu’il y a de la différence entre voir et regarder ; et cependant nous nenous faisons pas des idées, aussitôt que nous voyons ; nous ne nous en faisonsqu’autant que nous regardons et que nous regardons avec ordre, avec méthode. Enun mot, il faut que nos yeux analysent : car ils ne saisiront pas l’ensemble de lafigure la moins composée, s’ils n’en ont pas observé toutes les parties, séparément,l’une après l’autre, et dans l’ordre où elles sont entre elles. (1754, III, III, p. 170)
L’un des objets principaux de Condillac était de répondre à la question suivante :si toute notre connaissance du monde nous vient de nos sensations, et si toutes lessensations sont simplement des modifications de notre esprit, comment pouvons-nousjustifier l’existence du monde externe ? • Cettequestion en recouvre en fait deux : • la question proprement épistémologique de lajustification de notre croyance au monde externe. • la question plus psychologiqueconsistant à expliquer comment il se fait que nous croyons à l’existence d’un monde externe doté d’une certaine organisation spatiale. • Alors que l’on peut penser quel’immatérialisme de Berkeley constitue une réponse à la question épistémologique, lesconsidérations déroulées par Condillac dans le Traité des Sensations visent plutôt àrépondre à la seconde question.
Ce sont les mouvements exploratoires et notamment les déplacementsoculaires qui interviennent dans l’analyse des sensations qui permettent de conférer àcelles-ci une organisation spatiale. • L’aveugle nouvellement opéré qui recevraitpassivement des sensations visuelles ne saurait donc distinguer la sphère du cube. Enoutre, dans la mesure où analyser nos sensations n’est pas quelque chose que noussachions spontanément faire, il faut à l’aveugle le temps d’apprendre à regarder etobserver correctement.
Toutefois, la raison dernière pour laquelle Condillac répond négativement à laquestion de Molyneux n’est pas qu’il faut du temps pour apprendre à regarder, maisplutôt que la reconnaissance de l’existence d’un monde extérieur et l’exploration activede l’environnement dépendent d’une expérience préalable du toucher (ce qui chezCondillac inclut la proprioception) et du mouvement. • En premier lieu donc, le toucherest le “seul sens qui juge par lui-même des objets extérieurs” (1754, II, p. 89), c’est-à-dire,pour Condillac, qui nous donne par lui-même l’idée qu’existent hors de nous descorps étendus. • Par elles-mêmes, les sensations visuelles n’apparaissent que comme desmodifications de l’âme et ne donnent pas l’idée d’un monde extérieur.
Condillac insistesur deux propriétés des corps qu’il juge essentielles : • Les corps sontdes continus formés par la contiguïté d’autres corps étendus; • Ils sontimpénétrables, au sens où deux corps ne sauraient occuper le même lieu. • L’idéed’impénétrabilité nous est donnée à travers la sensation de solidité que nous éprouvonsau contact d’un corps solide. Cette sensation de solidité, nous l’éprouvons d’abord entouchant notre propre corps et en nous éprouvant ainsi à la fois comme touchant ettouché. • C’est parce que “le propre d’une telle sensation est de représenter à la fois deuxchoses qui s’excluent l’une hors de l’autre” (1754, II, p. 103) que l’âme ne pourra lapercevoir comme une simple modification d’elle-même et devra former l’idée dequelque chose hors d’elle-même.
Si une exploration ordonnée est un prérequispour une expérience spatiale visuelle, l’ordre en question ne peut être dérivé del’expérience purement visuelle ; il doit être prédonné. Pour Condillac, il l’est dans laproprioception, en tant que mode de connaissance des mouvements de notre proprecorps.
Diderot • Il n’est pourtant pas certain qu’une conception “active” de la perception visuellespatiale doive conduire à l’idée d’une dépendance nécessaire de la perception visuellespatiale vis-à-vis du toucher. Une autre option est esquissée par Diderot dans la Lettreaux Aveugles. • Diderot a le mérite de mettre en évidence une nouvelle optionrelativement au problème de Molyneux : celle d’une réponse négative qui ne reposeraitpas sur le déni d’une spatialité intrinséque à la vision, mais sur l’idée que, pour qu’ilpuisse y avoir perception spatiale, l’oeil doit d’abord s’instruire, même s’il peut enprincipe le faire en autodidacte.
Diderot convient de ce que, dans lesfaits, le toucher joue un grand rôle dans l’instruction de l’œil. Mais il refuse en revanched’admettre qu’en principe il ne puisse en aller autrement : “Cependant, je ne pensenullement que l’œil ne puisse s’instruire, ou, s’il est permis de parler ainsi,s’expérimenter de lui-même. Pour s’assurer par le toucher, de l’existence et de la figuredes objets, il n’est pas nécessaire de voir ; pourquoi faudrait-il toucher, pour s’assurerdes mêmes choses par la vue ? [...] On conçoit sans peine que l’usage d’un des sens peutêtre perfectionné et accéléré par les observations de l’autre ; mais nullement qu’il y aitentre leurs fonctions une dépendance essentielle” (1749 : 851).
Typologie desréponses possibles au problème de Molyneux. Problème de Molyneux La perception visuelle n'a pas en elle-même de contenu spatial Carré visuel ≠Carré tangible La perception visuelle a en elle-même un contenu spatial Carré visuel = Carré tangible
La perception visuelle n'a pas en elle-même de contenu spatial Carré visuel ≠Carré tangible La relation entre carré visuel et carré tangible peut être inférée à partir de propriétés mathématiques qu'ils partagent. (Leibniz) OUI* La relation entre carré visuel et carré tangible doit être apprise. (Berkeley, Condillac*) NON La relation entre carré visuel et carré tangible est innée. OUI
La perception visuelle a pas elle-même de contenu spatial Carré visuel =Carré tangible Les idées spatiales nous sont immédiatement données dans les sensations OUI Les idées spatiales résultent de l'analyse de nos sensations. (Diderot) NON
2Le problème de Bach-y-Rita ou l’indépendance des sensations et des perceptions
Le débat contemporain sur le problème de Molyneux interprète celui-ci commeportant sur le caractère modal ou amodal de la perception spatiale et de ce point de vueprolonge directement le débat des Lumières. • Ce n’est pas dire toutefois que tous lesauteurs s’accordent sur une même interprétation de l’enjeu exact de la question deMolyneux, puisque ladistinction entre amodalité et spécificité modale peut prendre plusieurs sens.
Différentes thèses de spécificité des modalités: • (SM1) Propriétés éprouvées: Les propriétés des objets dont nous faisons l'expérience dans les différentes modalités sensorielles et auxquelles renvoient les jugements immédiatement fondés sur les données fournies par chacune de ces modalités sont elles-mêmes spécifiques d'une modalité au sens où elles sont déterminées par les caractéristiques subjectives spécifiques des sensations propres à cette modalité. Autrement dit, la différence des sensations implique une différence des contenus représentationnels. Ainsi, par exemple, la forme telle que nous l'éprouvons par le toucher et la forme telle que nous l'éprouvons par la vue sont donc des propriétés distinctes. (Berkeley)
(SM2) Codage: A chaque modalité correspond un mode spécifique de codage de l'information qui détermine les relations de similitude et de différence entre perceptions particulières. • Par exemple, les principes qui nous font classer des formes comme semblables ou différentes sur la base de sensations tactiles pourraient être différents des principes de classification que nous employons pour des formes visuelles. • (SM2) est compatible avec la négation de (SM1)
(SM3) Types de propriétés spatiales: Les modalités diffèrent relativement aux types de propriétés spatiales sur lesquelles elles nous informent. Par exemple, l'ouïe ou l'odorat ne nous informent pas sur la forme des objets. • (SM3) compatible avec la négation de (SM1) ou (SM2)
(SM4) Propriétés diagnostiques exploitées pour reconnaissance et identification: Les modalités différent quant aux propriétés exploitées pour la reconnaissance et l'identification d'objets particuliers ou de types d'objet. Par exemple, la reconnaissance tactile des chats exploitent propriétés de texture, detempérature, de distribution des masses, tandis que la reconnaissance visuelle exploite propriétés de la structure des surfaces. • (SM4) compatible avec négation de (SM1)-(SM3).
(SM5) Processus: Les processus que sous-tendent la perception spatiale dans les différentes modalités sont distincts. Par exemple, informations exploitées par diverses computations, algorithmes utilisés à diverses étapes, nature séquentielle ou parallèle du traitement, etc. • (SM5) compatible avec négation de (SM1)-(SM4).
(SM6) Véhicules: Les véhicules de représentation spatiale différent selon les modalités (//image/phrase ou //phrase dans une langue/phrase dans une autre). Par exemple, on soutient souvent que le véhicule de la perception haptique des formes suppose un ordre séquentiel des unités de représentation, à la différence de la perception visuelle des formes. • (SM6) peut être associée à (SM2) mais peut aussi être jugé compatible avec la négation de (SM1)- (SM5).
(SM7) Phénoménologie: il existe des différences phénoménologiques entre modalités relativement à la manière dont les propriétés spatiales et physiques sont éprouvées. Ces différences phénoménologiques sont distinctes des différences évoquées précédemment et sont irréductibles à celles-ci. • (SM7) est compatible avec négation de (SM1)-(SM6).
Variante moderne du problème deMolyneux: problème de Bach-y-Rita • Dans la deuxième moitié des années 1960, Bach-y-Rita et ses collègues (Bach-y-Ritaet al., 1969 ; White et al., 1970, Bach-y-Rita, 1972, Collins et al., 1973) ont mis aupoint un système de substitution visuo-tactile (SSVT) destiné aux aveugles. Ce systèmeest constitué en premier lieu d’une caméra vidéo, que le sujet peut manipuler à sa guise. • Cette caméra est couplée à un mécanisme de transduction, qui convertit l’image produitepar la caméra en une représentation cutanée isomorphe sous forme d’une configurationde vibrations produite par une matrice de 400 vibrateurs placée sur la peau du sujet,généralement dans le dos ou sur l’abdomen.
Le problème de Molyneux dans sa versionoriginale présente de graves inconvénients pratiques. L’idée que l’étude des aveugle-nésvenant de recouvrer la vue puisse nous éclairer sur la caractère spatial ou non-spatial dela perception visuelle repose sur l’hypothèse plus que douteuse que l’équipementsensoriel de l’aveugle congénital soit intact et prêt à fonctionner au premier instant de lavision. Faute de garantie sur ce point, il est impossible de déterminer si l’aveugle qui nediscerne pas le cube de la sphère ne le fait pas parce que l’information visuelle qu’ilobtient par les yeux ne porte pas sur les propriétés spatiales de l’environnement ou bienparce que son système sensoriel, fonctionnant mal, n’est pas capabled’obtenir cetteinformation spatiale.
Un des grands avantages du SSVT est de court-circuiter cette difficulté en rendantdisponible au sujet une information essentiellement visuelle sans avoir à passer par lesyeux. Dans le cas de l’utilisation du SSVT comme dans celui de la vision ordinaire,l’information qui arrive au sujet est l’information sur les objets véhiculée par lalumière ; et dans les deux cas cette information est présentée et extraite de la mêmemanière.
Liste non exhaustive, de similitudes : • Une image est formée par une lentille sur une surface bi-dimensionnelle. • La surface contient des éléments discrets (vibrateurs ; bâtonnets et cônes)qui réagissent à l’entrée. • Les surfaces contiennent des cellules nerveuses, qui sont connectées auxrégions de la surface (“champs récepteurs”) et qui envoient des signaux électriquesau cerveau. • Le système de formation de l’image (oeil ; caméra de télévision) peut êtredéplacé à volonté, soumettant l’image à des transformations.
Plus généralement, dans les deux systèmes la source de stimulation n’est pasnécessairement en contact avec le corps ; autrement dit, elle peut être sentie, mêmesi elle ne peut pas nécessairement être touchée. • En conséquence de (e) la perception peut être interrompue par l’interpositiond’objets entre le spectateur et l’objet vu.
Que se passe-t-il lorsque des aveugles sont équipés duSSVT? • Ils deviennent très rapidement — au terme de 5 à 15 heures de pratique enmoyenne — capables de distinguer des objets et de décrire leurarrangement spatial,d’évaluer correctement la taille, la distance, la rotation, l’orientation et autresphénomènes tri-dimensionnels qui sont présentés. • Ils réagissent par un comportement dedéfense à l’approche soudaine d’un objet dans le champ de la caméra. • Ils répondent auxillusions visuelles testées (par exemple, l’effet de cascade) de la même façonque les voyants. • Au bout de quelques heures de pratique, les stimuli perçus sontlocalisés par le sujet dans le monde extérieur, en face de lui, et non au contact de lapeau, autrement dit, ils sont perçus comme distaux.
“Les résultats obtenus jusqu’ici indiquent la grande importance desmouvements auto-générés de l’observateur. Lorsqu’il leur est demandé d’identifierdes formes statiques avec la caméra fixe, les sujets éprouvent de grandesdifficultés ; mais quand ils sont libres de tourner la caméra pour explorer lesfigures, la discrimination est rapidement établie. Avec la caméra fixe, les sujetsrapportent leurs expériences en termes de sensations sur le dos, mais quand ilsdéplacent la caméra sur les agencements 11 , ils rapportent leur expérience en termesd’objets localisés extérieurement en face d’eux. Le mouvement de la caméra est icianalogue au mouvement des yeux dans la vision et ce résultat soulève la possibilitéintéressante que la localisation externe des percepts puisse dépendre, de manièrecritique, de ces mouvements.” (White et al., 1970 : 25).
Quelle leçon tirer de ces résultats vis-à-vis du problème de Molyneux ? • Ils semblaient aller dans le sens de l’option suggérée par Diderot, à savoirque la vision nous donne par elle-même des informations sur les propriétés spatiales del’environnement, mais qu’elle a néanmoins besoin pour ce faire d’un apprentissage. • Pour que cette conclusion soit confirmée, il faut montrer: (1) qu’il est raisonnable d’attribuer à l’utilisateur du SSVT une expériencevisuelle, et (2) que l’espace visuel n'a pas un caractère dérivé par rapport à l’espace tactile ou à l'espace moteur.
“Dans la mesure où l’on veut décrirel’utilisateur du SSVT comme faisant usage de son sens du toucher, les objets sentis nesont pas ceux qui se trouvent en face de la caméra de télévision, mais les vibrateurs misau contact de sa peau. Si, au contraire, on considère que les objets qu’il sent sont ceuxqui sont balayés par la caméra, il est certainement plus plausible de les décrire comme(en un sens) vus, les croyances ainsi acquises comme (en un sens) visuelles” (Heil 1983 : 16).
Critère des stimuli: C’est lecritère que défend Heil. La distinction entre les sens est fondée sur la différence entre lestypes de stimulations physiques exploités pour en tirerde l’information. D’après lui, parconséquent, “voir suppose une activité d’extraction d’information à partir des rayonslumineux ; il y a audition lorsqu’une créature extrait de l’information à partir d’ondes decompression de certains types ; l’odorat et le goût impliquent l’extraction d’informationà partir de caractéristiques chimiques de l’environnement [...] ; le toucher fait intervenirla capacité à obtenir de l’information sur les choses par l’intermédiaire de certains typesde contact mécanique” (1983 : 8).
Casati et Dokic 1994: cecritère n’est toutefois pas parfait en ce qu’il ne permet pas de distinguer entre perceptionvisuelle et perception thermique, puisque dans les deux cas, le milieu semble être celuides radiations électro-magnétiques. • L’objection n’est toutefois pas nécessairementdirimante, dans la mesure où radiations lumineuses etradiations thermiquesse distinguent malgré tout par leur longueur d’onde et leur bande de fréquence.
Sensation et perception • Gibson (1966) opère unedistinction entre l’information contenue dans une expérience et les aspects qualitatifs deces expériences et, par suite, entre deux manières de concevoir les sens: • commecanaux de sensations, essentiellement passifs, qui sont les sources des qualitésconscientes de l’expérience • comme des systèmes perceptifs,essentiellement actifs,qui extraient ces informations et sont sources de connaissances sur sur le monde. • Gibsonsouligne en outre l’absence de relation nécessaire entre sensation et perception.
L’information sur le monde est contenuedans les propriétés structurelles invariantes des stimuli. L’objet de la perception est doncd’extraire cette information en détectant ces invariants. Dans ce processus dedétection, le mouvement joue un rôle important. Les systèmes perceptifs sontsusceptibles d’apprentissage, cet apprentissage ayant pour effet de permettre unedétection plus exacte, plus complète et plus rapide des invariants présents dans unestimulation.
Berkeley, d’un côté, Gibson et Bach-y-Rita del’autre, s’accordent sur le fait que la fonction principale de la perception est de nousfournir des informations sur l’environnement. Il en découle que pour eux, le problèmeprincipal d’une théorie de la perception n’est pas d’expliquer pourquoi les choses ontl’apparence phénoménale qu’elles ont, mais dequellemanièreles sens nous informentsur le monde. • Le deuxième point commun important de ces auteurs est d’associerperception des propriétésobjectives de l’environnement et invariance. Ainsi, Berkeley lie la prééminence qu’il accorde aux idées tactiles par rapport auxidées visuelles au fait que les premières mais non les secondes sont constantes et Gibsonrend compte de l’extraction d’information en termes de détection d’invariances.